Marc Roux : « Un autre transhumanisme est possible »

Cet interview a été réalisé en 2011 par le même rédacteur, sous un autre nom, pour le défunt webzine Siliconmaniacs.

Comment créer des cyborgs sans accroître les inégalités sociales ? Cette étrange question pourrait résumer l’une des critiques les plus fréquentes émises à l’égard du transhumanisme en France.

Ce mouvement intellectuel et culturel hétéroclite prône « l’usage des sciences et des techniques afin d’améliorer les caractéristiques physiques et mentales des êtres humains« . Et qui dit « amélioration » dit « inégalité ». Liées aux origines libertariennes de mouvement et au penchant très fortement néolibéral de l’Extropian Institute (fermé en 2009), ces critiques ont rendu délicate l’exportation du transhumanisme en France où il avait l’image d’un mouvement ultra-libéral et inégalitaire.

Pourtant, un mouvement en France a tenté de créer une V.F du transhumanisme. L’Association Française Transhumaniste: technoprog tente d’élaborer un transhumanisme nouveau, qui se décrit volontiers comme humaniste et social : le technoprogressisme. Rencontre avec son président : Marc Roux.

Du transhumanisme au technoprogressisme

Aubrey de Grey

Tryangle. En France, le transhumanisme est très critiqué pour ses perspectives individualistes, pourquoi vouloir importer ce modèle américain en France ?

Marc Roux. C’est un fait quasi historique que le mouvement et la pensée transhumanistes actuels se sont développés d’abord dans la Californie des années 70, dans des milieux très “libéraux” – de tout point de vue, et qu’un fort individualisme y joue encore un rôle très important. Néanmoins, depuis 40 ans, les lignes ont bougé. Aux Etats-Unis même, l’organisation mondiale WTA (Word Transhumanist Association, plus nouvellement appelée Humanity+) a un temps été dirigée par James Hughes, principal acteur du Think Tank Ieet, et promoteur d’une tendance qu’il avait initialement nommé « democratic transhumanism » avant d’adopter également le mot « technoprogressivism » : technoprogressisme. Hughes est aussi l’auteur de l’essai Citizen Cyborg où il développe ce que serait selon lui un Transhumanisme qui se préoccuperait de biens et d’équilibres sociaux.

En Europe en général, et en France en particulier, le Transhumanisme a été accueilli à travers le filtre culturel qui nous est propre. Ceci explique d’ailleurs peut-être – entre autres causes, que le mouvement transhumaniste ne se soit développé que récemment. Mais cela semble aussi avoir pour conséquence que la première et la seule organisation qui revendique ouvertement à ce jour l’appellation de “transhumaniste” soit l’Association Française Transhumaniste : Technoprog !, c’est à dire une organisation qui se revendique clairement d’un « Transhumaniste démocratique » à la Hughes.

Qu’est-ce que le Technoprogressisme et quel est son objectif ?

Le Technoprogressisme avance que non seulement il serait inacceptable qu’une éventuelle évolution transhumaniste de nos sociétés (par l’augmentation humaine) se fasse au bénéfice d’une seule minorité de privilégiés et au détriment de la majorité, mais encore que l’accès aux augmentations devrait rapidement être possible pour tous.

De manière pratique, les Technoprogressistes font remarquer aux Transhumanistes les plus libéraux (qu’on appelle encore parfois extropiens) qu’une marche vers l’augmentation humaine, si elle était trop rapide et fondée sur une société de fortes inégalités serait facteur de tels déséquilibres qu’elle provoquerait des troubles, puis des oppositions capables de stopper cette marche.

A quel genre d’opposition faites-vous référence ?

En France tout particulièrement, les avancées des nouvelles technologies, notamment dans les biotechnologies et les nanotechnologies ont déjà provoqué des réactions de violent rejet. Le développement des OGM végétaux et l’expérimentation de leur culture, même à titre expérimentaux et encadré par la recherche universitaire (ne parlons pas des cultures en plein champ ou des tentatives de la société Monsanto)  ont vu apparaître face à eux les « faucheurs d’OGM » qui, bravant la loi et les forces de l’ordre n’ont pas hésité à payer de la prison ou de fortes amendes leurs actes de résistance militante. Idem, la création du pôle MINATECH, à Grenoble, spécialisé dans les nanosciences et les nanotechnologies a donné en réaction naissance à l’association Pièce et Main d’Œuvre. Celle-ci, affirmant un véritable “néoluddisme” (à l’origine, le luddisme du XIXe siècle était un refus du machinisme), est parvenu en 2010, par ses manifestations bruyantes, à saboter une bonne partie du Débat national sur les nanotechnologies qu’avait voulu organiser la Commission Nationale du Débat Public. Enfin, comme ailleurs dans le monde, il existe au sein du mouvement écologiste, une extrémité dite de “l’Écologie profonde” qui elle aussi s’opposerait frontalement à des évolutions technologiques trop radicales et inégalitaires.

Mais comment fait pour éviter cette opposition qui pourrait bien, comme l’écrivait Hugo de Garis, tourner à la guerre ?

En réponse à ces craintes ou à ces réactions, l’AFT Technoprog ! promeut un Transhumanisme qui n’oublierait ni l’environnement, ni l’humain. L’association appelle par exemple de ses vœux l’instauration d’un Revenu Universel. Nous estimons également que l’effort pour anticiper les risques liés aux nouvelles et futures technologies demeurent bien trop limités. Cet effort représentent 2 à 3% des budgets de Recherche et Développement dans le monde, peut-être 7 à 8% en France. Nous avons déjà proposé de doubler symboliquement cette part. Cela pour effet de convaincre bien plus efficacement tous ceux qui demeurent sceptiques ou méfiants à l’égard de la transparence des pouvoirs publics dans ce domaine. Cela pourrait également faire de la France – et de l’Europe si nous pouvions entraîner nos partenaires européens, la spécialiste et la championne de la prévention et du traitement des crises que ne manqueront pas d’entraîner les développements technologiques et industriels trop rapides des autres puissances.

A notre plus humble échelle, l’association ne va tarder à montrer qu’elle considère comme étant de la plus haute importance la question des risques puisque nous venons de décider que ce sera le thème central de notre prochaine conférence que nous essaierons de tenir vers la fin de janvier prochain.

Quel place l’AFT:Technoprog occupe-elle dans le courant mondial du Transhumanisme, notamment avec ses leaders ?

Nous représentons une double minorité. D’une part en tant que technoprogressistes, d’autre part en tant que francophones !

Ces dernières années, la direction de Humanity+ (ex WTA) est revenu à une promotion sans doute moins autocritique du Transhumanisme. James Hughes s’est par exemple mis en retrait. L’AFT Technoprog ! demeure un « chapter » de l’organisation mondiale, mais nous conservons toute l’autonomie de notre approche et nous nous permettons tous les scepticismes.

Par ailleurs, le fait est que la nébuleuse transhumaniste s’exprime majoritairement en anglais. Il existe des organisations et des lieux d’échange (la plupart en ligne) qui fonctionnent en Italien, en Allemand, en Espagnol, en Russe, etc. La prochaine conférence de Humanity+ aura lieu en décembre prochain à Honk-Kong. Mais la sphère francophone demeure, elle, bien étroite, et notre manière d’interpréter le Transhumanisme ne correspond sans doute pas au courant dominant.

Les dangers du transhumanisme

Contrairement aux Etats-Unis, la France n’est pas tolérante en matière de mouvements alternatifs, notamment les sectes. Le transhumanisme partage notamment certaines préoccupations avec les raéliens  (génétique, clonage, rêves robotiques…). Certains voient le transhumanisme comme un mouvement sectaire, qu’en penses-tu ?

Face aux tentatives ou aux risques d’amalgame, je pense que la meilleure façon de procéder est de dire et redire ce que sont nos valeurs fondamentales. Les statuts de l’Association Française Transhumaniste sont précédés d’un préambule qui affirment notamment deux choses. D’une part nous nous revendiquons des valeurs de la République, d’autre part nous affichons notre attachement à la rigueur de la démarche scientifique. Il me semble que, pris au pied de la lettre, cela doit écarter toute confusion. Nous ne proposons aucune croyance mais seulement un questionnement. Quant à la notion de secte, la commission parlementaire qui est chargé de rédiger un rapport annuel sur ce sujet en a donné une définition bien précise. Il suffit de s’y reporter pour constater que l’AFT n’a tout simplement rien à voir avec ce genre d’organisation. Les contributeurs vont et viennent, s’inscrivent et se désinscrivent librement en ligne, les adhérents cotisant sont très peu nombreux, les idées fusent et les désaccords s’étalent au vu de tous. Bon nombre d’acteurs du transhumanisme proviennent de la tradition geek où la liberté d’expression et d’esprit sont essentielles. En fait, l’accusation de sectarisme me laisse froid parce que nous sommes tellement aux antipodes d’une secte que je pense que ce genre de propos s’effondreraient d’eux-mêmes.

En échange, le Transhumanisme est encore un mouvement relativement marginal, très avant-gardiste et qui remet en cause de manière radicale de nombreux paradigmes qui paraissent fonder notre société voire notre civilisation (comme la « nature » indépassable de l’humain). Je ne suis pas étonné que certains cherchent à tout prix à nous décrédibiliser. Mais je suis d’autant plus confiant à ce sujet que l’expérience de nos amis ailleurs qu’en France a montré que les tentatives de calomnie ont toujours tourné en faveur du mouvement et qu’en définitive, cela lui a surtout fait de la publicité 🙂

Avec la promesse de l’extension de la vie voir même de l’immortalité, les transhumanistes ne risquent-ils pas d’ouvrir la porte aux marchands du temple de médicaments miracles, comme les fameux compléments alimentaires de Ray Kurzweil ?

La question suivante, sur les marchands de médicaments est d’un autre ordre. Le Transhumanisme promeut une réflexion et une approche du monde favorable à la prise en main de la “condition physique et mentale de l’humain” par la technique. La manière dont cette prise en main se fait déjà (car nous sommes à mon avis déjà engagés dans cette évolution) et se fera dépend de choix politiques qui dépendent de tous et non des seuls Transhumanistes. Je pense en effet que si une telle évolution se fait sans aucun garde-fous, les dérives seront nombreuses, ni plus ni moins que pour n’importe qu’elle avancée technologique.

Mais je me permets d’insister sur un point de cette question. Pour moi, il n’est question ni de promesse, ni d’immortalité. Il n’est question que de réflexions prospectives, d’hypothèses et en aucun cas d’immortalité car je pense totalement irrationnel de prétendre à l’immortalité absolue. Par contre, il devient en effet envisageable de concevoir une longévité considérablement accrue. Cela suffirait pour entraîner bien des bouleversements dans nos sociétés.

Dans une existence à la perspective bien plus longue que celle que nous connaissons aujourd’hui, qu’est-ce qui donnerait du sens à notre vie ?

Les réponses pourraient être très diverses, nombreuses et longues. Aussi diverses, je pense, que le sont les individus. Pour ma part, j’ai tendance à faire confiance à la logique du vivant. Le vivant ne s’ennuie pas. Il est continûment à la recherche de nouvelles solutions pour mieux garantir sa pérennité. Je pense que c’est pour cette raison que les humains sont particulièrement curieux et intelligents. A titre individuel, il arrive bien sûr qu’une personne ne trouve pas ou plus sa place dans la société et qu’elle ne parvienne plus à donner du sens à son existence, mais je doute que cela soit une question de temps. Au contraire, je m’étonne régulièrement de rencontrer des personnes très âgées, parfois en mauvaise santé et qui, pourtant, ne demandent qu’à vivre.

Portrait d’un homme engagé dans le futur

Maintenant, j’aimerais te poser une question un peu personnelle : comment en es-tu venu à être président de l’AFT ? Est-ce un hobby ?

Concernant mon engagement au sein de l’AFT, elle est pour moi la conséquence logique d’un cheminement personnel. J’ai longtemps mené en solitaire une réflexion philosophique qui m’a mené de l’Existentialisme à l’intérêt pour la neurobiologie (Qu’est-ce que la Conscience ?) puis au Transhumanisme. Est-ce un hobby ? Je n’en ai pas fait à ce jour une activité professionnelle mais cela représentent pour moi une part tout à fait essentielle de mon travail. Quant au fait d’être devenu le président de cette association, je pense que cela est lié à deux choses. D’une part j’avais une assez bonne expérience du monde associatif puisque cela fait environ trente ans que je milite ici et là dans des associations diverses dont j’ai parfois été membre des équipes dirigeantes. D’autre part j’étais et je suis peut-être encore celui des membres de l’AFT qui disposait du plus de temps libre pour se consacrer au développement de l’association.

Avant de t’engager dans le transhumanisme, étais-tu passionné par la science-fiction ?

J’ai lu pas mal de science-fiction depuis mon adolescence, mais ce n’est pas par ce biais que je suis venu à la réflexion transhumaniste. De la même manière, j’ai assez pratiqué les jeux vidéo, avant cela les jeux de rôle, qui se jouaient avec un crayon et du papier il y a trente ans, et j’ai consommé aussi pas mal de Fantasy. Mais je ne crois vraiment pas devoir être rangé dans la famille Geek. Ma formation est d’abord littéraire et classique, je suis enseignant, historien de formation, je suis marié avec trois jeunes enfants. Ce qui m’intéresse dans la pensée transhumaniste, ce n’est pas tellement la lointaine spéculation qui rejoint la science-fiction mais davantage ce que nous sommes en train de faire, les choix politiques dans les domaines scientifiques et éthiques qui orientent nos sociétés et qui mettent en jeu notre avenir.

C’est une question assez personnelle mais : comptes-tu te faire cryogéniser ? Aimerais-tu vivre immortel dans un monde virtuel comme le veut l’uploading ?

Alors, comment répondre aux deux dernières questions, puisque les deux abordent des sujets essentiellement spéculatifs ?

Pour ce qui est de la cryogénie, en l’état actuel de la technique et des conditions financières d’accès, la réponse est catégoriquement négative. Trop cher, trop inégalitaire, trop incertain. J’exprime par ailleurs d’autres objections sur le principe même de la cryogénie telle que pratiquée aujourd’hui. Par exemple,  quel sera l’intérêt, autre qu’archéologique et purement scientifique, pour les générations futures de décryogéniser ? Pourquoi me cryogéniser moi plutôt qu’un autre ?. L’Association Française Transhumaniste a par ailleurs adopté à ce sujet une déclaration publique suite à un débat interne. La position retenue à ce jour est celle d’un attentif scepticisme.

Concernant l’uploading, la spéculation est totale. Mais je me prête au jeu. D’abord, une fois de plus je dois répéter que, dans une conception matérialiste du monde, je ne peux concevoir qu’une conscience, fusse-t-elle transférée sur un support non basé sur la chimie du carbone, puisse se passer de tout corps. Or, à partir du moment où il y a corps, il y a risque de destruction – au moins accidentelle, de ce corps et donc pas d’immortalité qui tienne. Tout au plus une augmentation indéterminée de la durée de vie, ce qui n’est déjà pas si mal 🙂

Ensuite, l’hypothèse de l’uploading ne signifie pas du tout que les Consciences ainsi “téléchargées” seraient condamner à errer dans des mondes entièrement virtuels. En fait, nous pouvons envisager grosso modo deux cas de figures. Soit une “conscience” téléchargée se tourne vers un monde intérieur, entièrement ou partiellement virtuel. Mais il faut bien que quelqu’un ou quelque chose se charge d’entretenir les supports matériels de ce monde, le «hardware». Il faut également que quelqu’un ou quelque chose écrive les lignes de programme définissant ces mondes virtuels. Autrement dit, une telle conscience serait dépendante de ceux qui, dans le monde réel, bâtiraient ses mondes virtuels.

Soit la conscience téléchargée, tout en étant en contact et en utilisant éventuellement les univers virtuels qui lui sont accessibles, se sert également d’extensions diverses (terminaux, robots, androïdes, cybrides [cf Hypérion, Dan Simmons] …) pour communiquer et pour exister dans le monde réel. Dans ces conditions là, il ne s’agirait, me semble-t-il, que de prolonger ce que l’humain a toujours fait et qui lui sied le mieux : persévérer dans son être (B. Spinoza, Éthique)