Charles Fort : l’éloge du doute

« Je ne suis pas réaliste. Je ne suis pas idéaliste. Je suis intermédiariste. »

Charles Fort.

Portrait de C.F. par Jérôme Stavroguine

Prenez un réaliste et un idéaliste. L’un d’eux vous dira qu’il a raison parce qu’il détient des preuves de sa théorie. L’autre vous dira qu’il a raison car on ne peut pas prouver que sa théorie est fausse. Selon Charles Hoy Fort, écrivain américain et précurseur de la recherche anomalique (la recherche des faits inexpliqués), la vérité est « somewhere in between ». Il faut montrer aux réalistes tous les faits qu’ils ignorent parce qu’ils perturbent leur réalité, et rappeler aux idéalistes que, parfois, la réalité les contredit. Pour Charles Fort, le doute est le seul chemin propre à faire progresser l’homme, y compris vers l’absurde (!).

Entre scientificité farfelue et dadaïsme rigoureux, Charles Fort se définissait ainsi : « Je suis un taon qui harcèle le cuir de la connaissance pour l’empêcher de dormir ». Amateur d’insolite, scribe des miracles, pour reprendre la formulation de Jacques Bergier et Louis Pauwels dans Le matin des magiciens, Charles Fort est un génie trop injustement ignoré dans nos contrées. Heureusement, de vaillants fortéens honorent l’auteur et perpétuent son esprit, c’est le cas de Jean-Luc Rivera, rédacteur en chef de la Gazette Fortéenne, ouvrage annuel où se côtoient articles sur les OVNIS nazis, la bête du Gévaudan et un reportage sur un arbre anthropophage à Madagascar. Une belle rencontre avec un passionné sur un sujet qui nous tient à coeur.

Charles Fort contre le Positivisme

Tryangle – Qui est Charles Hoy Fort, qui vous passionne tant et que presque personne ne connaît en France ?

Jean-Luc Rivera – Charles Fort est beaucoup plus connu aux USA et dans le monde anglo-saxon d’une manière générale. Il fait partie de ces personnages tout à fait excentriques auxquels seul le monde anglo-saxon peut donner naissance. Né en 1874, c’est un homme du XIXeme siècle, originaire d’une famille de la petite bourgeoisie américaine, d’Albany (nord de l’état de New York). De par sa tournure d’esprit, il a commencé très jeune à s’intéresser à des choses étranges. Il a écrit deux romans bizarres intitulé X puis Y dont on ne sait pas grand chose car il les a détruit, les jugeant trop mauvais. Arrivé à l’âge adulte, Charles Fort a fait un petit héritage qui lui a permis de vivre de ses maigres rentes comme on pouvait encore le faire à l’époque, et cela l’a fait vivoter jusqu’à la fin de ses jours. Ses années, il les a passé dans les bibliothèques dans le Bronx à New York. Il passait ses journées à faire des recherches à la New York Public Library, à dépouiller tous les journaux, tous les magazines, toutes les revues scientifiques pour trouver tous les faits étranges qui ne collaient pas à la science de son époque : la science du XIXeme, hyper positiviste. Dans les années 1900, les scientifiques pensaient, pour ainsi dire, qu’ils allaient tout trouver…

Pourquoi cet acharnement contre le positivisme scientifique ?

JLRV : C’est sa forme d’esprit qui faisait cela. Il raconte que, quand il était gamin, un été, on l’avait mis à travailler chez son oncle qui était épicier. Un jour, son oncle le charge de mettre des étiquettes sur les boîtes de conserves de fruits et de légumes. Il commence en mettant les bonnes étiquettes sur les bonnes boîtes de conserves et puis, petit à petit, il s’est dit que, dans le fond, les carottes et les abricots ont la même couleur, alors si on fait une classification par couleur, à ce moment-là les carottes et les abricots sont la même chose, non ? Petit à petit, raconte-t-il, il a fait des trans-catégorie en ne suivant pas la catégorisation normale et il s’est aperçu que tout était dans tout. A la fin, il raconte qu’il mettait les étiquettes pour ainsi dire au hasard car il y avait toujours quelque chose qui collait dans sa classification ! Ce que l’histoire ne dit pas, c’est le contentement de son oncle lorsqu’il a découvert ça…. Comme vous le voyez, Charles Fort, même très jeune, avait commencé à tout remettre en cause. Charles Fort était un révolté qui n’acceptait pas l’autorité.

Petit à petit, ces étiquettes sont devenues des notes…

JLRV : En effet, cela s’est transformé en dizaines de milliers de petites notes rangées soigneusement dans des boîtes à chaussures. Il y a une photo où l’on voit tout son mur avec ses boîtes à chaussures classées selon la méthode de Fort. Ce n’est qu’ensuite qu’il est parti un certain temps à Londres avec sa femme pour faire des recherches à la bibliothèque du British Museum. C’est en 1919 qu’il a publié son premier livre, Le livre des Damnées. Ces damnés, ce sont les damnés de la science, et donc des «données» totalement ignorées. Quand on le lit, on se rend compte qu’il remet tout en cause mais avec un esprit particulièrement sarcastique. Ainsi, en réalité, Fort se lit non seulement au premier degré au niveau des faits qu’il rapporte, avec à chaque fois l’indication rigoureuse de la source, mais Fort doit se lire aussi au second degré ! C’est particulièrement le cas au niveau des conclusions qu’il tire de ces données parce que, lorsqu’il posait la question : «Y avait-il quelqu’un qui, quelque part, collectionnait les Ambrose ?» à partir de la disparition d’Ambrose Bierce et de deux autres Ambrose dans 3 points différents du continent nord-américain le même jour… lui-même n’y croyait pas ! Mais il essaye de titiller le lecteur pour que celui-ci se dise : «Dans le fond, pourquoi cette coïncidence ?» De même lorsqu’il dit, dans une de ses phrases les plus célèbres, à propos de mystérieuses disparitions : « On nous pêche !», je ne suis pas sûr qu’il pensait que des extraterrestres venaient nous enlever avec des filets.

Quel est donc son objectif ?

JLRV : Charles Fort montre qu’il existe d’autres niveaux de réalité et d’interprétation. Un signe qui ne trompe pas c’est que ça a été un très gros succès dans l’intelligentsia new yorkaise, de très grands écrivains américains comme Tiffany Thayer ont été absolument enthousiasmés.

Est-ce à ce moment qu’il est passé d’une vie plutôt misérable à un certain confort ? On sait qu’il s’est ruiné la santé et, pris de je ne sais quelle pulsion, il a détruit ses notes !

JLRV : Il vivait chichement mais je ne crois pas qu’il avait de gros besoins insatisfaits. Il s’est en effet ruiné les yeux mais il n’a détruit ses notes qu’une fois et ce n’était que par insatisfaction sur ses méthodes de classement. Il les a brûlé par exigence ! Il a poursuivi le travail au travers de ses 3 livres suivants : Lo !, New Lands, Wild Talents. Mais, là aussi, quand il écrit que, peut-être, dans le futur, il y aura des bataillons de jeunes filles déclenchant des Poltergeists sur le champ de bataille, bon… il n’y croit pas (rire) ! Mais en même temps il essaie toujours de pousser le lecteur dans ses retranchements, pour provoquer la remise en cause par le choc de l’absurde.

Après Charles Fort : la Fortean Society

N’y a-t-il donc pas un paradoxe entre lui et ses suiveurs ?

Jean-Luc Rivera : Lorsque la Fortean Society a été fondé, on lui a dit : «Vous êtes le président !» Et il a refusé en déclarant qu’il n’avait pas passé sa vie à combattre les dogmes des autres pour les remplacer par les siens propres. Ainsi, Fort est mort sans avoir jamais fait partie de la Société Fortéenne !

On qualifie souvent Charles Fort de «Father of Cranks», le père des cinglés. Est-ce lui qui a donné naissance au conspirationnisme et à l’ufologie ?

JLRV : Non, lui-même n’y croyait pas. Certes, il s’intéressait beaucoup à cela. D’ailleurs, on a découvert que dans un certain nombre de cas, il avait entamé une correspondance avec des sheriffs ou des rédacteurs de journaux. Quand il avait lu un article qui l’intéressait particulièrement, il écrivait pour essayer d’avoir plus de détails que ce qui était simplement dans l’article. Donc, non, il n’est pas le père des cinglés ! Ca, c’est ce que disent les gens de l’Union Rationaliste et les sceptiques américains. Au contraire, Charles Fort était rationnel, et ses suiveurs aussi. J’en veux pour preuve : le titre de la revue qui a été publiée par la société fortéenne pendant des années. Elle résume très bien l’état d’esprit de Fort et des Fortéens. Elle s’appellait «Doubt».

Quelle est la ligne éditoriale de la Gazette Fortéenne que vous avez créée en France ?

JLRV : Lorsqu’on parcourt les sommaires de la Gazette Fortéenne, je publie indifféremment des articles de sceptiques, de chercheurs non-engagés, mais aussi des articles de vrais croyants. Je suis, par exemple, ainsi très content d’avoir publié les articles d’une auteure conspirationniste américaine qui signe du pseudonyme évocateur de Joan Of Ark qui sont des articles très conspirationnistes. Les X-Files, c’est rien à côté ! Mulder est un sceptique ! Mais Joan of Ark connaît très bien les dossiers et elle a justement cet esprit qui permet de mettre en relation des choses auxquels nous, nous n’aurions jamais pensé. Ce que j’apprécie dans ce genre d’articles comme aussi les articles de sceptiques qui démolissent tout, ce que j’aime c’est finir en me disant : «Ah quand même, après tout, peut-être que…».

Est-ce un plaisir qui s’apparente à ce que pouvait ressentir Charles Fort lorsqu’il jouait avec son «Super Chess» son échiquier géant de 1000 cases ? Il y a le plaisir du vertige.

JLRV : Je l’ignore, car je ne suis pas un joueur d’échec. Oui, il y a un plaisir du vertige et ça, on le retrouve chez Jacques Bergier qui est l’homme qui a introduit Charles Fort en France. Jacques Bergier, c’est tout un tas d’articles dans les années 50 sur la science-fiction et les phénomènes bizarres, c’est ensuite, bien entendu le Matin des magiciens avec Louis Pauwels qui, lui aussi, mélange agréablement réalité et fiction. Ensuite, la légendaire revue Planète. Les gens de votre génération ne peuvent pas se rendre compte de ce que ça a apporté à l’époque. Quand on lisait Planète dans les années 60, c’était une remise en cause de toutes les certitudes qu’on pouvait avoir. C’était un vertige !

Pour revenir à la critique du positivisme scientifique par Charles Fort, ce dernier met beaucoup en avant ses méthodes qui sont, elles, d’ordre scientifique ?

JLRV : La méthode scientifique qu’il applique consiste à recherche des faits, et dire : «Si la science explique tout, pourquoi la science n’explique-t-elle pas ces faits embarrassants pour elle ?» Mais Fort ne s’est jamais voulu un scientifique, plutôt un sociologue.

Qu’est-ce qu’on fait, après avoir fait le travail de Fort, quelque chose de solide peut-il en émerger : philosophie de vie, art de vivre, religion… ?

JLRV : Il n’y a pas de Vérité avec un «V» majuscule… il y a des vérités. Ensuite, chacun en tire sa propre philosophie de vie, ses propres questionnements. Il y a des gens qui se disent Fortéens et qui sont persuadés de détenir des vérités. Il y en a d’autres qui doutent de tout, j’en fais partie. Je m’aperçois simplement qu’il y a beaucoup de questions et peu de réponses. Attention, cela ne veut pas dire que l’on écarte la science. Au contraire, et je suis, pour ma part, un grand passionné de la recherche scientifique. L’un de mes grands regrets est l’abandon de la recherche spatiale. Je suis aussi un grand passionné des nouvelles voies de recherches et de prospective, par exemple le transhumanisme. Les pesanteurs dues à certains acquis scientifiques et les pesanteurs religieuses font qu’on n’évolue pas assez vite. Je pense que c’est là où l’on peut dire que l’esprit fortéen consiste à questionner tout ce qui a été fait pour trouver des voies nouvelles. Toujours tout remettre en cause et ne rien tenir pour acquis, je crois que c’est un état d’esprit très sain et qu’il faudrait développer !

Pour en savoir plus :

– Interview-carrière avec Jean-Luc Rivera, fondateur de la gazette Fortéenne

Portrait de Jean-Luc Rivera par « repas Ufologique Strasbourgeois« . Montage par Tryangle.

Un grand merci à Jean-Luc Rivera d’avoir bien voulu répondre à nos questions et pour ses relectures attentives.

Article initialement publié le 29 octobre 2013