En route vers la Renaissance psychédélique, entretien avec Erik Davis

Nootropik est un étudiant en sciences de la communication à l’Université de Montréal, passionné par la cybernétique, le pragmatisme, la pensée critique, et le potentiel thérapeutique de l’exposition à la réalité virtuelle (VRT). Auteur d’un blog de recherche intitulé Confirmez que vous n’êtes pas une machine, il partage ses recherches et ses rencontres avec les lecteurs du Tryangle.

“Les produits psychédéliques devraient être vus comme des media, c’est-à-dire comme des appareils de communication qui canalisent l’information vers la conscience tout en lui donnant forme (l’in-formant) dans un espace spirituel et immatériel.” Erik Davis, TechGnosis, 1998, 177. Traduction libre.

Erik Davis est un chercheur indépendant, journaliste (il écrit pour Spin, Details, Rolling Stone, Wired), critique, écrivain stakhanoviste, dont les travaux fortement inspirés par la cyberculture et l’esprit de sa Californie natale entretoisent spiritualité, sciences et technologie. Il a écrit Techgnosis: Myth, Magic + Mysticism in the Age of Information (1998), dans lequel il dessine une écologie médiatique des expériences psycho-spirituelles à l’ère du cyborg (néopaganisme, quête psycho-spirituelle, le devenir machine, etc), The Visionary State: A Journey Through California’s Spiritual Landscape (2006), Nomad Codes: Adventures in Modern Esoterica (2010) et est présentement candidat au doctorat au département d’études religieuses à Rice University (Texas). Je recommande vivement la visite de son site internet. Il a par ailleurs participé à la création du célèbre festival Burning Man et anime le podcast Cultures of consciousness sur Progressive Radio Network.

C’est au travers de TechGnosis que j’ai rencontré Erik Davis pour la première fois. J’ai tout de suite compris qu’il fallait que je le rencontre, qu’il était probablement LA personne la mieux placée pour me guider dans ma recherche. C’est à San Francisco que nous nous sommes rencontrés en personne et, en effet, il a été d’une aide précieuse. Voici quelques extraits de notre entretien (traduction libre) à San Francisco, le 30 mai 2014.


“L’humanité est sur le point d’être profondément affectée par les sciences et les technologies à venir. Nous envisageons d’étendre le potentiel de l’humain en éradiquant le processus de vieillissement, les déficiences cognitives, la souffrance involontaire, notre confinement sur la planète Terre (…)” Source: Mormon Transhumanist Association Constitution, site internet de la MTA. Traduction libre.

Alecz – En tombant sur le texte des Mormons dans le tiroir de ma table de chevet à l’hôtel Marriott de Kingsburg (Californie), je me suis posé cette question: Pourquoi ce livre est-il là? Qu’est-ce que ça signifie? Suite à ça, je n’ai pas dormi de la nuit. Plutôt, j’ai tracé une brève archéologie du transcendentalisme, de Swedenborg au mouvement mormon transhumain contemporain. De cet espèce d’arbre généalogique émerge une sorte de ligne directrice. Elle démarre au dix-septième siècle avec Swedenborg (1688-1772), transparait dans les travaux de W.Blake (1757-1827), R.W.Emerson (1803-1882), J.Smith (1805- 1844), D.Thoreau (1817-1862), W.Whitman (1819-1892), W.James (1842-1910), J.Muir (1838-1914), éventuellement en scientologie et enfin dans le paradigme transhumaniste contemporain (représenté par la MTA, Humanity+, etc). Selon toi, peut-on affirmer, comme le fait M.Quinn (1998) [1], qu’il y a un lien direct entre la pensée de Swedenborg et les visions de J.Smith à l’origine de la théologie mormone (lien qui pourrait être représenté par ce que Ray Kurzweil appelle la singularité) ?

Erik Davis- Peut-être, mais la plupart des transhumanistes ne savent rien de tout ça. Ce n’est pas comme si Swedenborg était enseigné à l’école. C’est intéressant. Je veux dire, je ne suis pas sûr de savoir comment dessiner ce lien que tu as fait (de Swedenborg à la MTA) mais je suis passé au travers de cette matière. Mon impression, c’est que Swedenborg et Joseph Smith sont deux histoires parallèles. A l’époque de Joseph Smith, la pensée de Swedenborg est quasi inexistante aux États-Unis. Ce n’est que plus tard (avec le mouvement transcendantaliste) que Swedenborg devient plus connu. Même s’il semble y avoir des points de rencontre entre la pensée de Swedenborg et la théologie mormone, il me semble important de ne pas vouloir forcer ces points de rencontre. Ce sont deux mouvements différents: la théologie mormone trace sa propre voie en tant que mouvement religieux plus ou moins philosophique, alors que la pensée de Swedenborg, comme celle de William James, opère a un autre niveau, c’est une toute autre chose [méthode philosophique?]. Pour moi, ce sont deux mouvements différents. En tout cas, en ce qui concerne le dix-neuvième siècle. Ce qui arrive plus tard à l’image de la MTA, … ça ferait un beau sujet de maitrise. Pourquoi y a-t-il des mormons transhumanistes? Qu’est-ce que ça veut dire d’être à la fois mormon et transhumaniste?

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A– Oui je suis bien d’accord. D’ailleurs, tu saurais m’en dire plus sur la LDS Church? C’est quoi au juste? Comment se définit un mormon?

ED- J’ai l’impression que ça dépend qui t’en parles. Chacun semble avoir sa propre définition. Aux yeux du grand public, la LDS Church (en français Église de Jésus-Christ des Saints des Derniers Jours) est une sorte de variation ésotérique du christianisme, rien de plus. Je pense que la plupart de ceux qui se disent mormons ne comprennent pas vraiment la différence entre le christianisme et la théologie mormone. Tout ce coté transhumain (l’homme qui devient égal à dieu, dieu comme entité physique qui règne dans un cosmos matériel, etc), tous ces trucs un peu farfelus, il me semble que peu de mormons en comprennent vraiment les enjeux. Il y a aussi beaucoup de ‘choses’ relatives à la LDS qui sont cachées ou non dites. Le mouvement mormon à été sujet à de nombreux conflits assez violents au dix-neuvième siècle et ça, personne n’en parle vraiment. Ce coté conspirationniste, personne ne veut en parler, et ce même si la CIA, le FBI, la NASA, tous les services de renseignement sont directement ou indirectement affiliés à la LDS Church.
Le saviez-vous: J.W.Marriott (le fondateur de la chaine d’hôtels du même nom) était un membre impliqué dans la LDS Church. Afin de mieux partager les enseignements de la théologie mormone, il a décidé de placer le texte des Mormons près de la Bible, dans chacune des chambres de chacun de ses hôtels. Cette tradition perdure aujourd’hui. Source: wikipedia

 


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A– Dans The Visionary State: A Journey through California’s Spiritual Landscape, en compagnie du photographe Michael Rauner, tu t’intéresses au monde enchanté de la Californie (California Consciousness ou Theme Park of the Gods) avec ses églises en tout genre, le néopaganisme, le mouvement mormon, l’institut Esalen, les Beach Boys, les yogis, rosicruciens, transcendantalistes et autres adeptes de pratiques spirituelles et médecines alternatives. Dis-moi si je me trompe mais ce que j’en retire, c’est que le mouvement New Age commence véritablement en Californie au début du vingtième siècle avec la Nouvelle pensée (New Thought), lorsque sur le conseil de leur médecin, de nombreux individus viennent s’installer sur la cote Ouest.

ED- Oui, c’est un facteur majeur. A la fin du vingtième siècle, le climat Méditerranéen chaud et sec de la Californie attire de nombreux souffrants (personnes atteintes de maladie des poumons, tuberculose, etc). Pour eux, la Californie est un bien meilleur environnement que le climat humide de la cote Est des États-Unis. Ils viennent là pour guérir et développent tout un éventail de techniques et de médecines alternatives. La pensé holistique, la relation corps et esprit, les techniques de respiration, le magnétisme et autres techniques de soins énergétiques, une grande partie du folklore Californien vient de là.

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Le saviez-vous? Malinda Cramer (1844-1906) déménage à San Fancisco en 1870 dans l’espoir de se débarrasser de ses problèmes de santé. En 1885 elle devient membre de la Christian Church (séminaires théologiques animé par la teacher of teachers Emma Curtis Hopkins). Un jour, pendant son activité de méditation, elle est frappée de visions. Deux ans plus tard elle est totalement guérie et fonde la Church of Divine Science. Source: wikipedia
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A– Dans mes recherches, j’essaie d’articuler néochamanisme et transhumanisme autour d’un même axe (la transcendance, l’immortalité, les nootropiques). Qu’est-ce que t’inspires un tel projet? Que penses-tu d’une telle association?

ED- Et bien, c’est une bonne question.

A- [rires] Peut-être, pour commencer, peux-tu me dire qu’est-ce que c’est pour toi, le néochamanisme?

ED- Tout-à-fait. Je pense qu’il y a deux différents genres de néochamanisme. Le premier c’est le néochamanisme non psychédélique, celui que M.Harner introduit dans les années soixante via ses études anthropologiques et la création de la Fondation des Études Chamaniques (The Foundation for Shamanic Studies). Il développe dans ses livres une modalité du néochamanisme qui s’articule autour de différentes techniques en vue d’atteindre un état altéré de conscience et de rencontrer son animal totem (animal spirit). L’héritage de Harner met l’emphase sur la rythmique d’une percussion, la danse, les bâtons, etc, et non pas sur une expérience psychédélique. Et puis il y a le néochamanisme psychédélique, cet espèce de monde sauvage qui se sert du modèle de pensée chamanique pour étudier l’expérience psychédélique. Par exemple Terence McKenna, il pense en termes chamaniques mais il n’agit absolument pas comme un chaman traditionnel. C’est ce qui se passe maintenant; les gens prennent le chamanisme comme un modèle pour mieux comprendre les expériences psychédéliques plutôt que de se servir de l’expérience psychédélique comme porte d’entrée au monde du chaman. Il y a une différence importante je pense. Quand tu t’intéresses au chamanisme et en particulier à la façon dont le chaman commente son expérience psychédélique, tu commences à adopter une vision très matérielle de la psyché. C’est peut-être là, qu’il y a un chevauchement entre néochamanisme et transhumanisme, dans l’exploration des expériences psychédéliques.

A– Ca me rappelle le livre de R.Strassman (2001) tout ça. Qu’est ce que tu en penses toi?

ED- C’est un livre très intéressant mais qui sème la confusion. Il y a certaines parties du livre qui sont très scientifiques et d’autres qui relèvent de la spéculation. Je trouve qu’il aurait pu être un peu plus clair par rapport à ça. Tout ce qu’il écrit à propos de la glande pinéale et de la médiation de l’esprit au moment de la mort, tout ça reste spéculatif. Ça se peut que ce soit vrai, il y a des chercheurs qui ont trouvé des traces de DMT dans la glande pinéale chez les rats. Il y a des signes (qui suggèrent que la DMT soit la ‘molécule de l’esprit’) mais pour l’heure et à ma connaissance il n’y a pas d’évidence directe.

A– Et les témoignages des participants qui rapportent qu’une entité (un esprit?) a chercher à communiquer avec eux, c’est quoi ça, une pure production de l’esprit?

ED– Ça, c’est la question a 50 000$. Est-ce qu’il y a une source d’information quelque part dans un espace extérieur à la subjectivité du participant? Si oui, d’où vient cette information? d’une entité, d’une plante? La plupart des chamans traditionnels rapportent qu’ils apprennent sur les plantes par les plantes. Dans le fond, c’est la même question que se pose William James. Est-ce que l’information provient d’une source extérieure à la conscience ou bien provient t-elle de l’inconscient et dès lors, qu’est-ce que l’inconscient?

A- [soupir]

ED- C’est intéressant de penser que depuis le début de la culture psychédélique dans les 1950s, les gens s’intéressent de plus en plus à l’espace de la mort (comme d’une nouvelle planète à coloniser). Dans Les portes de la perception, A.Huxley compare ses propres expériences psychédéliques avec Le livre Tibetain de la vie et de la mort. Dans les années 60s, le concept du Bardo devient un modèle standard pour comprendre les expériences psychédéliques (voir T.Leary, 1964, L’expérience psychédélique). Assez rapidement, l’expérience de l’après-vie (afterlife death trip) et l’expérience psychédélique deviennent en quelque sorte le simulacre l’un de l’autre. Les travaux d’A.Huxley et de T.Leary (pour ne citer qu’eux) continuent d’influencer la compréhension de l’expérience psychédélique mais il est clair que les modèles contemporains sont bien plus inspirés par le chamanisme et l’ayahuasca que par le bouddhisme.

A- Tu connais le livre de James Kent (2010), Psychedelic Information Theory: Shamanism in the Age of Reason?

ED- Oui, j’ai énormément de respect pour ce livre. J.Kent a fait un super boulot. C’est un concept très intéressant, tout spécialement si tu es intéressé par la cybernétique et, en fait, c’est parfait pour tes recherches sur le lien entre néochamanisme et transhumanisme puisque dans son livre il s’intéresse au processus d’in-formation et au chamanisme, mais sans le coté surnaturel ou enchanté du chamanisme traditionnel. (…) Il y a aussi une toute autre question qui pourrait t’intéresser, c’est celle de savoir s’il serait bon ou non d’autoriser la consommation de psychédéliques aux personnes dans le besoin, c’est-à-dire qui vivent dans l’anxiété de la mort (personnes souffrantes, phases terminales, etc)? Parce que là, en ce moment en Californie, il y a des centres médicaux [2] qui donnent des champignons hallucinogènes à leurs patients et c’est pas du tout pour des raisons ésotériques. Je pense que c’est un bon moment pour se lancer dans ce genre de recherches.

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[1] “D. Michael Quinn suggère dans son livre Early Mormonism and the Magic World View que Du Ciel et de l’Enfer de Swedenborg a influencé Joseph Smith dans la création de l’idée de l’afterlife dans la théologie mormone. (…) Early mormonism and the Magic World View revient sur le rôle de la magie populaire au 19ieme siècle en Nouvelle Angleterre dans les visions de J.Smith, lesquelles lui ont servi de matière première pour la rédaction du livre des mormons.” source: wikipedia, traduction libre.

[2] WAMM, MAPS, Design for Dying, etc.

Credits photo: Michael Rauner