Faut-il vendre son âme au diable pour réussir?

Toute votre vie, vous avez suivi les règles. D’abord vous avez obtenu votre brevet, puis vous vous êtes orientés vers une première scientifique bien que vous auriez rêvé d’échanger vos huit heures de mathématiques hebdomadaires contre huit heures de littérature.

Une fois votre bac mention très bien (what else?) en poche, vous avez intégré une prépa pour une grande école. Vous avez tiré un trait sur votre vie sociale, perdu votre amour de jeunesse avec qui vous vous voyiez fonder une famille et vous vous êtes aliéné toute votre famille, las de supporter votre stress. Mais ayant été accepté à Sciences Po, vous avez relativisé : ça valait le coup. Mais voilà, à bientôt trente ans, vous n’êtes toujours pas arrivé en haut de l’échelle sociale. Même pas au milieu pour tout dire. Vous joignez péniblement les deux bouts en surveillant des lycéens ingrats la journée et en servant des bobos puants dans un club huppé le soir .

Vous ne comprenez pas pourquoi ça ne marche pas pour vous. Cette situation serait à la rigueur à peu près supportable si autour de vous les autres échouaient également.

Le problème c’est que eux, ils réussissent. « Comment est-ce possible ? » vous demandez-vous recroquevillé en position fœtale dans votre lit. Ils sont moins intelligents, moins beaux et moins charismatiques que vous et pourtant, ils occupent des postes de prestige, sont payés des sommes indécentes avec lesquelles ils s’offrent des appartements gigantesques dans les quartiers chics et des vacances en Inde tous les deux mois. Les médiocres occupent toutes les places de pouvoir tandis que les génies pointent à Pôle Emploi.

Comment expliquer l’ascension de ces personnages moins méritants que vous ? Leurs réseaux ? Le copinage ? Le mandarinat ? Les pots de vins ? Oui, cela doit être ça. Un pot de vin conséquent. Du genre la promesse de leur premier-né au diable. « Tu débloques » murmurez-vous à vous-même dans l’obscurité de votre chambre décrépie.

Et si vous aviez raison ?

Dans notre société française cartésienne, la réussite individuelle comme la réussite collective sont imputées aux seuls mérites des personnes qui les ont atteint. La possibilité qu’une force extérieure, surnaturelle puisse y être pour quelque chose est inconcevable. L’Homme moderne se construit lui-même et se doit tout.

Cette conception est bien éloignée de celle des Anciens. À Rome, aussi bien sous la République que sous le Principat, il était  attendu de la part de tous les citoyens de préserver la Pax Deorum, un pacte conclu entre eux et les Dieux qui leur permettaient de s’assurer la bienveillance de ces derniers en échange d’offrandes. Rendre hommage aux Dieux étaient l’affaire de tous. Grâce à La constitution des Lacédémoniens de Xénophon (mort en -355), on sait que c’était en particulier celle des rois de Sparte qui s’acquittaient d’un sacrifice à chaque passage de frontière lorsqu’ils partaient en guerre. De plus, tous les grands hommes politiques de l’Antiquité – d’Alexandre le Grand à César – se disaient protégés par des divinités dont ils seraient même en réalité la progéniture. Alexandre revendiquait Zeus comme étant son véritable père (et non pas Philippe II) tandis que Julius César prétendait être le descendant de Vénus.

Au IVème siècle, conscient de la montée en puissance du christianisme, l’empereur Constantin mit sa victoire contre Maxence sur le compte d’une intervention du dieu des chrétiens : il aurait vu en rêve la nuit précédent la bataille décisive du Pont Milvius (313) une croix flamboyante au-dessus de la mêlée, signe que Dieu lui offrirait le trône. Constantin divise toujours les experts : sa conversion au christianisme était-elle un réel acte de foi ou une manœuvre politique ? Dans un cas comme dans l’autre, ce qui est intéressant est qu’il ait remercié – en quelque sorte – la divinité qui l’aurait fait triompher en faisant de son culte une religion d’État.

Au Moyen-âge, cette croyance que l’on devait beaucoup – si ce n’est tout – à des forces surnaturelles perdura sauf que christianisation oblige, Dieu ne fut plus le seul vers qui se tourner pour demander de l’aide et, surtout, du pouvoir. Lucifer et sa cohorte de démons devinrent eux aussi des appuis pour ceux qui désiraient accéder à des secrets dont Dieu leur interdisait l’accès. Gilles de Rais (1404-1440) – compagnon d’armes de Jeanne d’Arc – est certainement le personnage le plus célèbre de l’Histoire de France pour son allégeance au diable. Désespéré de trouver la formule alchimique de la pierre philosophale, il offrit en sacrifice au diable des centaines d’enfants qu’il viola au préalable. Le procès de Gilles de Rais est parfaitement documenté et rend état des atrocités dont l’ancien valeureux général se rendit coupable.

De nombreux modernistes se sont penchés quant à eux sur les messes sataniques qui auraient eu lieu à la cour des Rois de France, en particulier celle de Louis XIV dont les maîtresses désireuses de conserver ses faveurs avaient recours à des potions magiques. Le scandale des breuvages empoisonnées de Catherine Deshayes (brûlée vive en 1680 pour sorcellerie) – dont Madame de Montespan fut l’une des clientes -, qui donna lieu à un procès retentissant poussa le Roi-Soleil à émettre un édit en 1682 punissant de mort leurs usages.

Contrairement à Alexandre le Grand, les puissants de l’époque médiévale n’osaient blasphémer en s’autoproclamant enfants de Dieu. Curieusement, ils n’hésitaient cependant pas à affirmer d’être issus d’une lignée diabolique à l’instar d’Aliénor d’Aquitaine (1122-1204), membre de la puissante famille des Plantagenêts, qui se disait descendante de la fée maléfique Mélusine. Son fils, Richard Cœur de Lion (1157-1199), héritier du trône d’Angleterre explique même les disputes meurtrières qui ensanglantèrent sa famille par le fait qu’ils étaient maudits, damnés car le sang du diable coulait dans leurs veines.

La littérature foisonne tout autant que l’Histoire de récits réels et fictifs narrant le commerce entre les hommes et les démons. Là-bas (1891) d’Huysmans constitue un rapport de premier ordre sur l’activité du milieu sataniste français au XIXème siècle. Pour ce qui est des œuvres d’imagination pure, la plus illustre est probablement Faust (1808) de Goethe qui conte comment Faust vendit son âme à Méphistophélès en échange d’une nouvelle vie remplie de richesses et de plaisirs.

Dans une certaine mesure, The Portrait of Dorian Gray (1890) d’Oscar Wilde est aussi une variante sur ce thème, tout comme Interview with the Vampire (1976) d’Anne Rice. En effet, dans ce premier volet des Vampire Chronicles, Louis admet avoir accepté d’être transformé en une créature de la nuit afin d’échapper aux tourments dont il était victime suite au décès accidentel de son frère dont il se tenait pour responsable. Tel qu’il est décrit et perçu par Louis, le puissant Lestat s’apparente à un Méphistophélès. De même, dans son adaptation de Dracula de Bram Stocker en 1992, Francis Ford Coppola fait également du vampire un tentateur à l’image du serpent dans le Jardin d’Eden, Dracula (Gary Oldman) offrant à Mina (Winona Ryder) son amour éternel en échange de son humanité. Le réalisateur va même plus loin en imputant l’origine des vampires au reniement de Dieu par Vlad l’Empaleur qui s’en remit par conséquent aux mains de l’ennemi du Très-Haut pour se donner les moyens d’assouvir sa vengeance. Je me permets ici de citer l’œuvre baroque de Coppola car si les livres sont de nobles preuves de la fascination des hommes pour l’alliance qu’ils seraient tentés de forger avec l’Enfer, le 7ème art et la petite lucarne en regorgent aussi.

En 1997 sorti sur nos écrans The Devil’s Advocate, Al Pacino et Keanu Reeves se partageant le haut de l’affiche. Le film raconte la destinée surnaturelle d’un jeune avocat – Kevin Lomax (Reeves) – qui assoiffé de gloire accepte de travailler dans une firme d’avocats dirigé par le diable en personne – John Milton (Pacino). Bien entendu, il n’avait aucune idée de la véritable identité de son employeur et lorsqu’il la découvrit, il s’enfuit terrifié par la renégociation des termes du contrat qu’il avait signé. Il est d’ailleurs très intéressant de noter que le héro – à aucun moment dans le film – n’accepte directement les conditions diaboliques de Pacino.

C’est uniquement par ses agissements qu’il consent. The Devil’s Advocate a crée en la personne de Kevin Lomax un Faust moderne, un vaniteux qui n’a même plus besoin de formuler son allégeance tant il la concrétise par lui-même. La vanité est la fenêtre laissée ouverte par inadvertance par laquelle le diable s’engouffre. Cette nouvelle forme inconsciente de soumission au diable est résumée par Pacino à l’occasion de l’un de ses meilleurs discours en apnée de toute sa carrière :

“You sharpen the human appetite to the point where it can split atoms with its desire; you build egos the size of cathedrals; fiber-optically connect the world to every eager impulse; grease even the dullest dreams with these dollar-green, gold-plated fantasies, until every human becomes an aspiring emperor, becomes his own God… and where can you go from there?”.

On trouve cependant dans la série culte – à juste titre – Buffy The Vampire Slayer (1997-2003) des individus qui sont contrairement à Lomax parfaitement conscients de leur désir de recevoir un coup de pouce du diable. Dans l’épisode Reptile Boy (saison 2), Buffy (Sarah Michelle Gellar) rencontre un jeune universitaire qui l’invite à une soirée dans la maison de sa prestigieuse fraternité. Fatiguée de ne pouvoir s’amuser comme les autres jeunes filles de son âge, Buffy se rend à la fête pour s’apercevoir une fois réveillée et enchaîné au mur d’une cave qu’elle va être sacrifiée au démon que vénère les membres de la fraternité ; démon qui leur assure leur richesse et leur pouvoir. Il n’est jamais trop tôt pour tenir des messes secrètes, George Bush Sr. et Jr. – anciens membres de la société des Skulls – doivent en savoir quelque chose… Dans la saison 3, c’est au tour de Richard Wilkins III, le maire de Sunnydale (la ville californienne fictive où se déroule la série) de révéler ses relations avec l’occulte : bien qu’il ait l’apparence d’un homme d’une cinquantaine d’années, il est triplement plus vieux et doit son immortalité à un démon souterrain à qui il doit payer un tribut annuel de nouveau-nés pour conserver sa position. J’ajouterai qu’il est particulièrement charmant de découvrir qu’il cache dans son bureau municipal un autel dédié aux puissances maléfiques qui le protègent. Combien d’hommes politiques entreposent des têtes de mort, des bougies et des pentacles dans le coffre-fort de leur siège de campagne ? Menez l’enquête avant d’aller voter le 6 mai prochain.

Comme si cela ne leur suffisait pas de s’être livrés à la Bête pour rouler en Porsche, certains vont même jusqu’à l’aider à organiser son avènement parmi nous. Tout comme le retour de Jésus est très attendu par les Chrétiens, celui de l’Antéchrist l’est par les satanistes. Rosemary’s Baby (1968) de Roman Polanski et The Omen (1976) de Richard Donner sont des classiques du cinéma d’horreur dévoilant la façon par laquelle le diable serait censé prendre possession de la Terre. Tous deux présentent la théorie selon laquelle il se réincarnera dans un nouveau-né, fruit du rituel du « Moon Child », une opération magique consistant à imprégner de la sève diabolique une mortelle et que le célèbre Aleister Crowley aurait lui-même tenté de mener à bien.

Rosemary’s Baby nous montre la réussite de ce projet et The Omen, quant à lui, déroule le plan dans son intégralité : une fois né dans une famille riche et influente, le rejeton de Lucifer (Damien) grandirait – protégé par des complices humains – pour devenir un puissant homme d’affaires, se rendant maître de l’humanité par le biais de la finance et de la politique. C’est d’ailleurs une firme d’avocats – Wolfram & Hart – œuvrant à faciliter les activités diaboliques de leurs grands patrons que le vampire Angel (David Boreanaz) s’emploie à anéantir dans la série éponyme (1999-2004) ; le spin-off de Buffy The Vampire Slayer. Le diable et ses émissaires ont délaissé cornes, pieds de bouc et sabbats pour des vestes Armani et des cocktails au Platza.

Faut-il donc vendre son âme au diable pour réussir ? Plus encore, cet acte ne serait-il pas inéluctable dans ce monde dirigé par les milieux de la politique et de la finance qui semblent être les viviers principaux de recrutement de Lucifer à en croire le cinéma et la télévision ?  Vendre son âme au diable ne serait-il donc pas l’ultime moyen de survivre, l’ultime alternative pour échapper à nos vies plates et anonymes ? Pour échapper à notre condition ? Certes, nous sacrifions tous un petit peu de notre intégrité à un moment ou à un autre de notre existence dans l’espoir d’accéder à une vie meilleure mais ce que nous démontrent surtout au final les films et séries télévisées que j’ai cités, c’est qu’il y a de grandes chances que les associés du diable finissent dans le même état que Mickey Rourke lors de la scène finale d’Angel Heart (1987), œuvre géniale d’Alan Parker avec un Robert de Niro au sommet de son art  dans son interprétation de Louis Cyphre. 

“Better to reign in Hell than serve in Heaven, is that it?” s’interroge Kevin Lomax.  À vous de trancher.

 

Article initialement publié le 3 mai 2012 à 3h23. Remis en avant le 13 avril 2014.