Philippe Baudouin : “La chasse aux fantômes est une science”

Entretien sur les machines occultes, créations scientifiques ayant pour but de discuter avec les morts, de visualiser votre aura ou encore de faire des moulages des fantômes.

Un phénomène est paranormal jusqu’à preuve du contraire. Avant la reconnaissance de la biogénèse par l’Académie des sciences, à l’ère de Pasteur, on pensait que la vie naissait « de rien », par génération spontanée (abiogenèse). Mais des scientifiques aux idées décalées prétendirent que ce vide était en réalité « hanté » par de minuscules créatures invisibles à l’œil nu. Leurs théories fantasques déclenchèrent l’hilarité et ces « micro-fantômes » durent attendre de nombreuses années avant de voir leur existence admise. Nous les connaissons aujourd’hui sous le nom de… microbes.

La Science serait-elle une chasse aux fantômes ? On peut se poser la question en discutant avec Philippe Baudouin, chargé de réalisation à France Culture et expert es « machines occultes » : volomètre, ululomètre, nécrophone, psychatomomètre… Toutes ces machines qui ont eu, et ont encore, pour vocation la découverte d’ectoplasmes, l’invocation de voix fantomatiques, la photographie d’auras. A la marge d’une conférence à l’Institut Métapsychique International (Paris), il a accepté de nous parler de cette weird science qui n’est – finalement – pas si différente de la science tout court.

Tryangle. Qu’appelez-vous “weird science” et quelle est la différence avec la parapsychologie ?

Philippe Baudouin. A l’origine, la “weird science” est un clin d’oeil à une série télévisée un peu oubliée des années 90 et dont le titre français – “Code Lisa” – résonne encore pour certains trentenaires comme moi. On y suivait les aventures de deux geeks boutonneux qui avaient réussi à créer la femme de leur rêve grâce à leur ordinateur ! Ce qui m’intéresse dans la “weird science”, c’est précisément la double question soulevée par les péripéties de ces deux losers : celle à la fois des fantasmes que l’inventeur projette dans la machine, et, des modifications que cette dernière impose à son tour à nos manières de percevoir la réalité. Mais une fois qu’on a dit cela, il faut insister sur un point qui me paraît déterminant : ce qui fait le “weird” d’une telle science, c’est son intérêt pour l’étrange, le bizarre, le monstrueux. Une science dont le champ d’exploration serait celui d’un imaginaire réalisant tous les possibles. Une science devenue folle, peut-être. Historiquement, je dirais que la “weird science” est un mouvement né avec le mesmérisme au XVIIIe siècle et le recours par Franz-Anton Mesmer au fameux baquet pour rétablir, lors de séances collectives, l’équilibre du fluide universel – le magnétisme animal – dans les corps des patients, et dont on retrouve les traces à la fois dans le spiritisme du XIXe siècle, la métapsychique du début du XXe siècle et ce que l’on appelle aujourd’hui la parapsychologie. Au fond, la “weird science”, traduirait peut-être cela : un désir commun à différentes générations de chercheurs de connaître l’inexpliqué au moyen de “machines occultes”.

A quoi servent ces machines dont vous faites l’inventaire et l’analyse ?

Les finalités de ces machines sont à l’image de leurs noms et de leurs apparences : elles sont multiples. D’ailleurs, à ma connaissance, aucun phénomène dit paranormal n’a été épargné par ce type d’instrument. Ce qu’il y a de fabuleux dans ces inventions étranges, c’est peut-être avant tout la taxonomie incroyable et le folkore esotérique auxquels elles donnent lieu. A eux seuls, les noms de ces “machines à fantômes” suffisent à éveiller en nous des images merveilleuses de ce à quoi ont pu ressembler les laboratoires de la “weird science” : volomètre, ululomètre, nécrophone, biomètre, balance psychique, lunettes à voir l’aura, moteurs à fluide, psychatomomètre, etc. Et derrière ces appellations, on retrouve à chaque fois des recherches menées aux marges de la science pour tenter de comprendre des phénomènes comme la communication avec les morts (le “nécrophone” de Thomas Alva Edison), la psychokinésie ou action de la pensée sur la matière (le biomètre d’Hippolyte Baraduc), la télépathie (les expériences de transmission de pensée entre l’homme et l’animal menées par Karl Krall) ou bien encore les apparitions de défunts (le dynamistographe de Matla et Zaalberg van Zelst).

Karl KRALL 1920 Experience de telepathie entre l homme et le chien

Cette rencontre étrange entre la science et le paranormal est particulièrement associée au XIXeme siècle. Est-ce une nouveauté de l’époque ?

Le XIXe siècle est effectivement une période de l’histoire où, pour la première fois, l’occulte devient un objet digne d’intérêt scientifique. C’est justement à cette époque où des sociétés de savants entièrement dédiées à l’étude des phénomènes psychiques voient le jour. C’est le cas de la Society for Psychical Research de Londres qui est fondée en 1882, suivie de près par la création en 1884 de l’American Society for
Psychical Research. On met alors en oeuvre d’importants dispositifs techniques et expérimentaux afin de pouvoir observer des phénomènes tels que la télépathie, la clairvoyance ou la médiumnité en conditions de laboratoire. Il y a cette idée dans chacune de ces tentatives que l’objet technique, contrairement à l’expérimentateur, ne peut être fasciné par le phénomène observé. En somme, quelque soit le William CROOKES Dispositif technique pour expertiser le medium Daniel Dunglas Homerésultat obtenu, la machine sera toujours garante de l’objectivité scientifique. Ce sera, en tout cas, le principal argument avancé par les auteurs de photographies spirites revendiquant les clichés obtenus comme la preuve matérielle des phénomènes observés. Et c’est de cette même façon que, pour la première fois, des savants prestigieux comme William Crookes, Oliver Lodge, Henri Bergson ou William James vont s’efforcer de “mesurer les esprits”. Pour cela, ils déploient tout un arsenal technique composé d’instruments scientifiques détournés de leur usage premier ou conçus de toutes pièces pour les besoins de l’expérience.

Comment expliquer que ce soit le siècle du “progrès” qui soit, paradoxalement, la période où la recherche parapsychologique soit la plus en vogue ?

Précisément parce que, contrairement à l’idée reçue, les découvertes scientifiques et les inventions techniques n’ont pas désenchanté notre quotidien. Les techniques modernes de communication – le téléphone, la radio, le cinéma, la télévision, l’informatique, etc. – n’ont pas fait disparaître les fantômes. Au contraire, elles les ont amplifiés. D’une certaine manière, les machines n’ont fait que démultiplier les occasions pour les spectres de venir hanter nos vies. Les apparitions fantômatiques ne sont plus des formes qui se donnent seulement à voir comme c’était le cas au XIXe siècle. Les fantômes transitent désormais par des machines, des objets techniques, destinés à communiquer. Kafka explique ça très bien dans ses Lettres à Milena. Il dit à juste titre que la correspondance épistolaire a introduit dans le monde “un terrible désordre des âmes” en cela qu’écrire à quelqu’un qu’on ne voit pas, entrer en relation avec lui, c’est ni plus ni moins qu’établir avec cette personne une communication spirite, c’est faire se rencontrer les esprits par le biais de l’échange de lettres. Dès lors, on comprend qu’au plus on médiatisera une relation, au plus nos doubles fantômatiques se propageront. Cette idée d’un “commerce avec les fantômes” qu’ont autorisé les techniques médiatiques, Deleuze l’avait parfaitement comprise lorsqu’il a emprunté à Kafka ce terme de “machines à fantômes” pour questionner les moyens modernes d’expression auxquels appartient le cinéma : les machines à communiquer brouillent nos repères d’espace et de temps pour laisser place à de nouveaux modes de perception du réel. A tel point que les recherches scientifiques actuelles, notamment en physique quantique, laissent entrevoir un certain intérêt pour des phénomènes considérés jusqu’alors comme paranormaux, voire même relevant de la science-fiction : la télépathie, la téléportation, la bilocation, etc.

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Comment distinguer les machines susceptibles de produire des résultats qui pourraient, par la suite, être reconnus par la communauté scientifique, des appareils conçus par des personnes à l’esprit, disons, “ troublé” ?

Vous pointez là un problème central : celui de la nature de ces machines. Pour la plupart d’entre elles, il est difficile, voire impossible, de les rattacher strictement à un seule champ d’appartenance. J’ai l’impression qu’elles se situent au croisement de la science, de l’ésotérisme et de la psychopathologie. Ce sont des instruments hybrides et quasiment inclassables. Ces “machines occultes” sont profondément ambivalentes : elles peuvent être destinées aussi bien à la pratique rituelle propre à un système de croyances, comme c’est le cas de la photographie spirite, qu’à l’observation scientifique de phénomènes inexpliqués. Certaines de ces inventions sont d’ailleurs ce qu’on pourrait appeler des “machines aberrantes”, c’est-à-dire des appareils où la logique scientifique est poussée jusqu’à son paroxysme. Je pense notammant aux machines de Jean Perdrizet, comme son “oui-ja électrique” ou son “filet thermoélectronique à fantômes” : ce sont justement des exemples assez parlants de cette possible rencontre entre la méthode scientifique et la maladie mentale. Une rencontre qui ne fait que souligner la frontière extrêmement poreuse entre la science et la croyance. Car au fond, comment ces “machines à fantômes” fonctionnent-elles si ce n’est en générant les fantômes à travers une analyse, du moins en apparence, objective et rationnelle ? Car, ne l’oublions pas : le “weird”, c’est le réel qui dérape. Dès lors, si “weird science” il y a, il s’agira donc d’une science de l’anomalie, une science de l’imprévu productif, une science de ce qui, dans notre relation au monde, viendrait soudainement à se gripper pour révéler peut-être un autre mode d’existence, au moyen de machines adaptées.

A vous entendre, on a l’impression que vous évoquez des oeuvres d’art plutôt que des outils de laboratoire.

Oui, c’est aussi pour cette raison qu’il me semble qu’on peut aborder ces inventions comme des objets esthétiques. Car ces objets nous invitent à déplacer notre regard pour imaginer un autre réalité. Il existe à ce sujet un texte du philosophe Henri Bergson que j’aime beaucoup. C’est un discours rédigé pour son élection à la présidence de la Société de Recherche Psychique de Londres en 1913. Bergson s’adresse aux membres de cette société en leur proposant une expérience de pensée. Voilà ce qu’il leur dit : imaginons qu’à la fin du Moyen-âge, au lieu que la science moderne se développe en vue d’une mathématisation de la nature, on se soit intéressé à développer une science de l’esprit, imaginons qu’au lieu de nous être intéressés à la matière, on ait concentré tous nos efforts sur l’esprit, eh bien il se serait passé aujourd’hui des choses tout à fait comparables, explique Bergson : on aurait atteint une science mais une science différente en tout point de celle qu’on connaît aujourd’hui. Il s’agirait d’une science purement qualitative, centrée exclusivement sur les phénomènes psychiques. C’est ce qui m’incite à envisager toutes ces machines de la “weird science” sous un angle archéologique, comme si elles étaient finalement les vestiges d’une civilisation oubliée, des traces laissées par des tentatives de mettre au jour une science de l’esprit.

Qu’est-ce qui vous a amené à vous intéresser à ces machines étranges ?

Le cinéma fantastique des années 70 et 80 – je pense bien sûr à des films connus comme Ghostbusters (Ivan Reitman, 1984 et 1989) ou des productions un peu plus confidentielles du cinéma britannique comme La Maison des damnés (John Hough, 1973). Il y a aussi la télévision avec des émissions consacrées au paranormal comme Mystères, dans les années 90, qui m’empêchait de trouver le sommeil une fois l’émission terminée, et puis des séries télévisées plus au moins récentes, c’est le cas de La Quatrième dimension, de X-files : Aux frontières du réel sans oublier Fringe. Mais je crois que c’est surtout l’histoire de la radio qui m’a incité à mener des recherches sur toutes ces machines paranormales.


1973 – La Maison des Damnés – John Hough par Altanisetta

Quel est le lien entre les dispositifs de télécommunication et la weird science ?

L’invention du dispositif de télégraphie sans fil à la fin du XIXe siècle a donné lieu à toute une série de spéculations occultes, à commencer par celles formulées par ses propres inventeurs. Au cours de mes lectures, je me suis aperçu que si les pères de la radio s’étaient intéressés, en parallèle de leurs travaux, à la question des phénomènes psychiques. C’est par exemple le cas de Thomas Edison qui voulait fabriquer une machine pour enregistrer la voix des morts ou celui de Nikola Tesla avec ses tentatives de communiquer avec les martiens. Et d’une certaine manière, on pourrait presque être tenté de dire que la radio, telle qu’on la connaît aujourd’hui, n’aurait jamais pu exister sans le spiritisme. J’ai l’impression que ce sont justement ces phénomènes mystérieux de communication avec l’invisible qui ont façonné le rapport qu’on entretient avec les voix de la radio. Et c’est peut-être aussi pour cette même raison qu’on a conservé depuis l’origine ce rapport quasi magique avec le son et la voix. Les recherches que je mène s’inscrivent au croisement de la philosophie, de l’histoire des sciences et de la théorie des média. Il existe d’ailleurs aujourd’hui toute une génération de jeunes chercheurs qui tentent chacun à leur manière d’explorer le champ des sciences occultes : Mireille Berton en esthétique du cinéma, Renaud Evrard en psychologie clinique, Patrizia d’Andréa en théorie littéraire ou encore Eugene Thacker qui a forgé le concept d’ “Occultural studies”.

Et vous, avez-vous déjà testé l’une de ces machines ?

Testé ? Non, jamais (rires) ! Observé ? Oui ! Comme par exemple le “module” conçu par l’I.F.R.E.S (Institut Français de Recherche et d’Expérimentation Spirite). Cette association qui regroupe à la fois des médiums et des passionnés de paranomal, construit depuis plus de vingt ans une énorme machine destinée à capturer sur leurs écrans les visages de personnes défuntes. A l’origine, leur dispositif se limitait à une caméra et un simple téléviseur. Aujourd’hui, leur machine ressemble à un sauna domestique que l’on aurait converti en photomaton spirite, en quelque sorte ! Dans cet espace est installé tout un arsenal d’appareils tels que des micros, des lasers, des caméras, des lumières de couleur et même un brumisateur censé favoriser la “matérialisation des entités spirituelles”. Malgré tout ce déploiement de technologies de haute précision , je n’ai pu constaté aucun résultat – du moins lors de mon passage. Mais vous savez, au fond, ce n’est pas du tout ça qui m’intéresse dans ce type d’expérience.

Peu importe si les faits sont véridiques ou non ?

L’important n’est pas de savoir si les faits avancés sont authentiques ou pas. Pour moi, je ne conçois pas ces machines comme des outils qui seraient capables de produire des preuves matérielles. Non, ce qui me paraît beaucoup plus pertinent, c’est de s’interroger sur ce dont ces machines sont symptomatiques. Regardez par exemple cette machine que développe l’I.F.R.E.S depuis des années pour tenter de communiquer avec les morts, eh bien, elle constitue déjà, en soi, un événement qui dit une vérité. C’est une machine qui révèle des croyances, qui véhicule des fantasmes. C’est une machine qui concrétise tout un lot de projections qui s’ancrent dans des dimensions sociales, culturelles, spirituelles, etc., et qui, d’une certain façon, agissent sur celles-ci.

Les portraits de Philippe Baudouin ont été réalisés par Rachel Van de Meerssche. Elles ont été prises au Musée Dupuytren avec l’autorisation de son conservateur Patrice Josset.