Emile Tizané, le gendarme qui voulait « appréhender » les fantômes

La fabuleuse histoire d’Emile Tizané, gendarme parti en croisade contre les esprits frappeurs, avait été quelque peu oubliée ces dernières années. Il a consacré sa vie à la lutte contre une forme de malfaisance qui ne devait pas, selon lui, rester impunie : la criminalité paranormale. Son histoire est celle d’un homme de terrain, appliquant les méthodes de la police à l’observation du paranormal, qui rapporte consciencieusement le témoignage des victimes – tout en nous fournissant une vraie radiographie de la France des fantômes : cet officier de gendarmerie va sillonner les routes de France entre 1930 et 1954 pour mener des investigations officieuses sur près de 200 cas de maisons hantées. Un travail salué par ses contemporains, jusqu’à Jean Cocteau qui le trouva « remarquable ». Ses confrères de la police seront, par contre, bien moins enthousiastes. C’est l’histoire du gendarme… contre les fantômes.

Les forces de l’ordre invisible, Philippe Baudouin, Ed. Le murmure. 39 euros.

« Seyssuel, mai 1930. Ce matin-là, la brume a envahi les villages qui entourent le massif du Pilat », raconte Philippe Baudouin, chargé de réalisation chez France Culture et autour d’un beau livre sur Emile Tizané intitulé Les Forces de l’ordre invisible. C’est un moment important pour notre ami gendarme puisqu’il s’agit là de sa première enquête sur un phénomène de hantise.

Les Rozier, propriétaires d’une petite ferme dans l’Isère, ont porté plainte contre « inconnu » et affirment que leur maison est « infestée ». Mais par quoi ?

Les forces de l’ordre ont établi un procès-verbal qui contient des détails stupéfiants mais, comme l’écrit Emile Tizané dans son journal : « On ne croit pas encore aux fantômes dans la gendarmerie ». Alors sa hiérarchie a très vite laissé tomber l’affaire. Si elle s’y replonge, ce ne sera pas pour aider les époux Rozier à faire face, au contraire.

Ce sera pour les accuser de supercherie et de troubles à l’ordre public. Parce que cette affaire dérange et commence à faire du bruit dans la presse.

Mais Emile Tizané s’en fiche : bien que la maison soit hors de sa circonscription d’appartenance, et qu’il encourt des sanctions si sa hiérarchie l’apprend, il décide de mener sa propre enquête :

« Fervent catholique et gendarme discipliné, Tizané est persuadé d’être investi d’une double mission : parer, d’une part, aux agressions de « l’hôte invisible » qui occupe les maisons dites hantées, et rétablir, d’autre part, le calme sur les lieux où ce dernier a sévi, en s’y employant « par tous les moyens légaux ». Une mission en solitaire donc, pour laquelle « aucune aide officielle ne doit être espérée » et dont les enjeux le contraindront à « travailler dans l’ombre ».

Ce matin-là, les Rozier l’attendent, le visage blême, leur petite fille Marguerite, 13 ans, livide elle aussi.

En rentrant dans la maison, le gendarme est saisi : c’est le chaos, le sol est couvert de verres brisés, le tiroir de la commode est sur le sol, la literie renversée, les fauteuils éventrés… C’est une « force invisible » qui a saccagé la maison, martèlent ses propriétaires. La nuit venue, les objets mènent une « danse folle ». Mais plus grave, les nourrissons confiés à la mère Rozier, nourrice de plusieurs enfants du village, lui ont été retirés pour être hospitalisés : ils présentaient de nombreuses traces de griffures au visage. De semblables marques ont été retrouvées sur le corps de la petite Marguerite, qui se dit aussi « victime de crises nerveuses inhabituelles » et explique au gendarme qu’une « force inconnue » lui ordonne de détruire la vaisselle. Bien sûr, elle n’obéit jamais, mais qu’importe : la « force inconnue » se charge de saccager la maison à sa place.

Et là, face à l’inconnu, Emile Tizané va faire ce qu’il sait faire le mieux : son travail de gendarme. Il prend les dépositions, cartographie les évènements et enquête avec minutie. Sensible aux désarrois des Rosier, il a le sentiment d’être leur dernier espoir.

Pour l’intervention d’Emile Tizané, les Rozier peuvent remercier… un cheval. En effet, en 1928, le jeune Emile Tizané, tout droit sorti de Saumur et promu lieutenant, doit quitter la cavalerie suite à une grave chute.

Amer, il fait fortune bon cœur en y voyant un signe du ciel : « Déçu à l’origine, j’étais prêt à profiter de mes fonctions pour m’adonner immédiatement à une tâche passionnante entre toutes : les enquêtes dans les maisons hantées ». Car, depuis plusieurs années, le lieutenant Tizané se forme à des disciplines fort peu habituelles pour les représentants de la maréchaussée, comme la télépathie, la psychokinésie, la radiesthésie et surtout, le spiritisme.

Dès 1929, le jeune gendarme passe à la vitesse supérieure dans son apprentissage des sciences occultes, il organise des séances de magnétisme ainsi que de expériences de télépathies avec ses proches. La lecture de la Revue spirite d’Alan Kardec le fascine et il fait de la maison familiale de Saint-Clémentin, un « laboratoire spirite » :

« Après plusieurs séances fructueuses de tables tournantes, dont l’une, mémorable, sera l’occasion de renouer avec l’esprit de Seradji Mohammed, un ancien camarade spahi de son régiment décédé quelques mois plus tôt, Tizané explore d’autres techniques spirites. Le oui-ja, découvert lors de la consultation de l’ouvrage « Comment on devient médium » de Paul Rodier permet de communiquer avec les morts […] Enfin, l’écriture automatique ou « psychographie », permet à l’officier et à Jeanne Bidaud, sa jeune épouse, de converser durant de longs mois avec une mystérieuse entité qui signe EXB chacune de ses missives d’outre-tombe ».

Au fur et à mesure des années, les « forces invisibles » commencent à se montrer.

Jonglant entre ses responsabilités dans la gendarmerie et sa quête personnelle, Emile Tizané commence à avoir une véritable conviction : ses expériences médiumniques ne sont pas tout, il y bel et bien un « hôte inconnu », une « autre intelligence » étrangère, dont il va s’efforcer de démontrer l’existence à travers une vaste enquête sur les cas de hantise.

Ce sera ça, et rien d’autre, le grand projet de sa vie.

Mais ses efforts vont d’abord se heurter au mur de sa hiérarchie, insensibles et plutôt agacée par ses élucubrations. Celle-ci va même lui interdire de publier ses travaux.

Qu’à cela ne tienne, il va s’acharner en secret, et réussir à « rencontrer d’éminents représentants de la communauté scientifique autour d’un premier projet d’ouvrage consacré aux Phénomène spontanés de hantise. Son éventuelle publication pourra permettre, selon son auteur, d’apporter aux perturbations constatées dans les maisons infestées des réponses à la fois policières et juridiques. »

Et c’est bien là ce qu’il va faire avec les Rozier : il écoute les témoins et cherche « l’hôte inconnu » et criminel qui perturbe cette famille pacifique famille.

Pour M. Rozier, ça ne fait aucun doute : sa famille a été ensorcelée. Et comme souvent dans ce genre d’affaire, le coupable est un proche, c’est un autre membre de la famille, une « authentique sorcière » qu’il accuse de connaître par cœur la moindre formule du Petit Albert, le célèbre ouvrage de magie, elle pratique la magie noire ! M. Rozier l’accuse même d’être allé déposer un cœur de veau sur le caveau familial dans le cimetière de Seyssuel. Et le soir du « grand saccage », « l’horrible femme » rôdait aux alentours de la maison. « Le fermier l’a aperçue, il en est certain ! », précise Philippe Baudouin.

Quant à lui, ses soupçons se portent sur la petite fille, la Marguerite : « Les déplacements d’objets sont plus brutaux » lorsque la fillette se trouve à proximité, et elle semble pourtant épargné par leurs effets, contrairement à son père qui a manqué plusieurs fois de recevoir des objets sur la tête. Si M. Rozier continue d’accuser la « sorcière », Tizané pense plutôt voir s’exprimer, à travers la petite fille, cette « hôte inconnue » dont il partira en chasse tout au long de sa vie : « Selon lui transiteraient autour d’elle, des forces invisibles. Une forme d’énergie involontairement dégagée par cette adolescente viendrait de manière un peu sauvage court-circuiter la tranquillité des lieux.»

Soucieux de l’avenir de la petite Marguerite, le gendarme propose une solution simple : écarter l’adolescente pour le moment. Et là… miracle, les phénomènes diminuent jusqu’à disparaître.

De cette expérience, Emile Tizané gardera une théorie qu’il appliquera à de nombreux autres cas et qu’on peut résumer ainsi « Il faut chasser l’adolescente ! ». A ce titre, il reprend une hypothèse parapsychologique forgée par le chercheur Frank Podmore, la « théorie de la vilaine petite fille » :

« Celui-ci, grand sceptique, ne croyait pas aux maisons hantées et pensait que, dans la plupart du temps, c’était des mauvais tours joués par des adolescent(e)s, consciemment ou non. L’ado dégagerait une sorte de fluide incontrôlé qui viendrait perturber la maison à travers des déplacements d’objets inexpliqués, des lévitations de table, des débris de vaisselle, des bruits inexpliqués, des grêles de pierre et des incendies spontanés. Toute sa vie, Tizané va repérer très régulièrement un adolescent, surtout une adolescente, autour de laquelle vont se manifester ces fameux parasites domestiques ».

La période de la puberté créerait, en effet, une sorte de vulnérabilité aux entités invisible qui pourraient ainsi utiliser les adolescents comme marionnette, et les jeter dans la délinquance : « D’où cette fameuse phrase qu’il ne cessera de marteler: l’esprit frappeur est toujours un délinquant. », résume Philippe Baudouin. Et il n’est pas question de capituler face à ces forces obscures que la Gendarmerie traditionnel

« Est-il possible qu’au XXe siècle, nous puissions rendre les armes à l’auteur de délits semblables ?… Nous n’avons pas le droit de nous désintéresser de ces histoires de fous, exposées par des pauvres gens qui ont beaucoup souffert. ».

Lui, il ne se préoccupera pas de « grandes hantises » légendaires, impressionnantes, celles qui font les mythes et les contes et auxquels il ne croit pas beaucoup, non, lui il s’intéressera aux « petites hantises », selon sa formule.

Ces hantises de tous les jours qui « touchent les petites gens et bouleversent des vies. »

Cependant, Sa théorie de la vilaine petite fille, et plus largement des manipulations mentales par des « hôtes inconnus », Emile Tizané va parfois la mener très loin. Trop loin ?

C’est sans doute le cas d’une affaire dans laquelle il « expliquera le comportement d’un exhibitionniste en considérant que l’homme incriminé est lui-même l’objet d’une manipulation invisible ». Et ses convictions vont parfois l’amener à des « résultats ahurissants et scabreux » dont « lui même ne comprend pas la teneur » : sa théorie de la vilaine petite fille le mène sur la piste d’une autre adolescente en novembre 1943. Au coeur d’une hantise à Frontenay-Rohan-Rohan, il soupçonne celle-ci d’être à l’origine des phénomènes : vol de képi, explosion d’abat-jour et séance d’écriture automatique…

Mais, coup de théâtre, la petite Ginette va finir par avouer qu’elle a tout orchestré pour faire parler d’elle.

Mené par le bout du nez, Tizané est très déçu… mais, qu’à cela ne tienne, il va poursuivre ses investigations, tambour-battant, jusque dans les années 80.

40 ans plus tard…

C’est un vieux gendarme, désormais commandant, qui donne à Nostradamus, un magazine sur l’ufologie et le paranormal, un entretien sur sa longue carrière.

Véritable chasseur de fantômes, il raconte comment il a accumulé des milliers de preuves « irréfutables », comment il a eu la conviction que la maréchaussée avait un rôle à jouer, ayant l’idée de compulser les rapports de ses confrères pour ne pas passer à côté d’un cas. Pendant des années, il cartographie la France des maisons hantées, et livre le fruit de ses recherches : Il n’y a pas de maisons hantées ? (1971)

C’est à ses archives que donne accès le livre de Philippe Baudouin.

De formidables archives, témoins d’une quête à la fois extérieure et intérieure pour un homme qui se conçoit aussi bien comme un gendarme, un chasseur et un esprit curieux, adepte de méthodes scientifiques. Les forces de l’ordre invisible est un ouvrage passionnant qui permet de se plonger dans l’esprit d’Emile Tizané et d’y découvrir son itinéraire, des années 30, à la fin de sa vie, à travers la seconde guerre mondiale, durant laquelle il sera d’abord accuser de faits de collaboration avant, finalement, de recevoir la médaille de la résistance. On y découvre ainsi la France de l’étrange de cette période, et ce fourmillement de publications et de recherches, d’esprit solitaire partant en quête d’une idée fixe.

A la fin de sa vie, Emile Tizané se lie d’amitié avec Jimmy Guieu, célèbre ufologue avec lequel il partagera son nouvel objet d’enquête : des « hôtes inconnues » aussi mais, cette fois-ci… « venus d’ailleurs ».

Le « Fox Mulder » Français succombera à un cancer après avoir été harcelé par une entité extraterrestre du nom de Simonus.

Les Forces de l’Ordre Invisible

24 novembre 2016 – Philippe Baudouin

Émile Tizané a-t-il réellement existé ? Sans la découverte récente de ses archives privées, il eût été permis d’en douter tant la vie romanesque de cet homme paraît conférer à celui-ci tous les traits caractéristiques d’un personnage de fiction. Cas unique, cet officier de gendarmerie fut sans doute le plus grand expert français en matière de « maisons hantées » et sillonna ainsi les routes de campagne pour les besoins de ses enquêtes officieuses.

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