Natasha Vita-More : “Je n’ai pas envie de jouer à Dieu, j’ai juste envie de jouer !”

A l’occasion de la deuxième édition de la conférence Technoprog, organisée par l’Association française Transhumaniste, le Tryangle, alors officiant pour un autre webzine, avait pu rencontrer l’une des plus célèbres figures du transhumanisme : Natasha Vita-More.

Elle fut président de l’Extropy Institute de 2002 jusqu’à sa fermeture, et est la figure de proue de ce qu’elle appelle l’art transhumaniste. Aujourd’hui, Natasha Vita-More est présidente d’H+, la plus célèbre association transhumaniste anciennement connue sous le nom de World Transhumanist Association. Mais elle conseille aussi des organisation comme l’Institut pour la Singularité et la Fondation Alcor, la plus importante association cryonique.

Artistes transhumaine, Natasha Vita-More a la particularité de faire rimer futurisme et culturisme depuis les débuts du mouvement (voir ci-dessous), faisant du design et de la création d’un corps nouveau, l’épicentre de l’art transhumain. Face à l’extension de la vie biologique ou l’expansion de la vie dans le cyber-espace, quelle est la place de l’art transhumain ? La réponse : il est le designer du futur de l’être humain, du corps et de l’esprit. Tout simplement.

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Rêver du futur, un art de vivre ?

Imaginez l’avenir, disons dans 40 ans, que voyez-vous ?

C’est une question importante, opportune et provocante. Ma vision de l’avenir dans 40 ans repose sur l’idée que les artistes et les designers travailleront avec joie et créativité dans la résolution d’une partie des grands problèmes non-résolus de notre monde. Pourquoi ne pas utiliser nos forces créatives les plus actives et intéressantes pour développer des stratégies qui permettront de faire du changement planétaire un projet artistique en soi ?

Quelle vision avez-vous des gens dans l’avenir, à quoi ressemblent-ils ?

Mon travail est basé sur l’extension et l’expansion de la vie. Concernant l’extension (NDLR : le prolongement de la vie biologique), les centenaires auront certainement l’air plus jeunes que les centenaires d’aujourd’hui. Ils ne ressembleront pas nécessairement à des adolescents et n’échapperont pas aux rides, mais ils conserveront davantage de vitalité et de joie de vivre ! Dans l’avenir, je pense que nous nous diversifierons plutôt que de nous homogénéiser. Nous coexisterons sur de multiples plateformes et substrats. Par exemple, nous existons actuellement dans un système biologique et en partie sur Internet, dans des systèmes informatiques, mais aussi virtuellement, dans Second Life ou dans le métavers. Je pense que les séparations entre ces mondes vont disparaître et que les systèmes seront inclus les uns dans les autres. Nous pourrons véritablement construire nos vies dans ces plateformes et sur ces substrats alternatifs. Nous bénéficieront également de la télé présence : vous pourrez être assis ici avec moi sous la forme d’une simulation virtuelle, alors qu’en réalité vous serez en train de faire du sport, de draguer ou en voyage au Japon ! Je pense que nous serons confrontés à des simulations virtuelles d’autrui dans différents domaines. La question ne sera plus du tout de savoir si la personne est vraie ou non. Physique ou synthétique, cela n’aura plus tellement d’importance !

Hier je parlais à un type dans un bistrot et je lui ai demandé comment il envisageait l’avenir dans 40 ans. Il m’a répondu que son avenir, c’était déjà de payer son loyer. Pourquoi est-ce que l’homme devrait penser au futur ?

C’est une bonne question, merci de me l’avoir posée ! À mon avis, la raison pour laquelle l’homme de la rue peut se poser la question de l’avenir est parce qu’en tant qu’espèce, nous souhaitons rester en vie. Nous ferions tout ce qui est en notre pouvoir pour survivre et protéger ceux que nous aimons, nos parents, nos enfants, nos partenaires, notre famille, nos amis. La raison pour laquelle nous pensons à l’avenir, c’est parce que les choses arrivent, d’un coup ! Tout à coup, 20 ans sont passés et nous nous demandons, qu’est-ce que j’ai fait avec tous ce temps ? La maladie et la mort arrivent et nous cherchons, tout naturellement, à prolonger notre vie. Le type dans le bistro ne devrait pas seulement se demander comment payer le loyer à la fin du mois, car il devra le payer les mois suivants. Voilà, déjà, une approche sensée de l’avenir à laquelle il faut rester sensible ! Mais au-delà de ça, penser à l’avenir, c’est surtout amusant et excitant : qu’est-ce qui va se passer, que deviendrons-nous ? C’est très excitant, non seulement pour les auteurs de science-fiction mais pour tout le monde. D’ailleurs, ça n’a pas besoin d’être de la science-fiction dystopique et angoissante. Il peut s’agir de possibilités positives pour l’avenir ! Nous sommes tous des acteurs : l’avenir n’est pas un club privé, il appartient à tous ! Penser le futur, c’est amusant… et c’est gratuit !

Au dix-neuvième siècle, l’avenir était radieux, l’avenir était amusant. Aujourd’hui, l’avenir est souvent angoissant : crise, apocalypse et chaos…

Nous pouvons remercier la presse et les médias pour cela… C’est le sensationnalisme des tabloïds, la volonté de faire peur aux gens et de les angoisser qui coupe l’envie d’avancer. Se trame-t-il quelque chose ? Je ne pense pas. Je ne suis pas une conspirationniste. Il faudra beaucoup d’ingénierie mémétique pour mettre fin à la pensée dystopique. C’est là qu’interviennent les artistes et les designers, c’est leur travail : diffuser la pensée positive !

Que diriez-vous à l’homme de la rue pour qu’il envisage l’avenir comme une réalité radieuse et digne d’intérêt ?

Il me semble qu’il devrait y avoir plus de programmes et de narration dans l’industrie du jeux, du cinéma et de la musique, dans tous les supports et médias sur ce sujet. Il faut avancer un pas à la fois : face au type du bistrot qui s’inquiète pour son loyer, vous pouvez déjà lui donner un numéro pour un travail dont vous avez entendu parler. La seule stratégie est de transmettre des pensées positives. Par exemple, dans l’industrie cinématographique.

Quels films sortis récemment correspondent à ce programme d’ingénierie mémétique ?

Je trouve qu’Avatar était très positif avec un message adorable même s’il s’inspirait d’une mythologie et encourageait le spectateur à se réfugier dans le récit mythologique plutôt que de développer une ligne narrative plus forte. Mais le film dégageait des ondes positives ! Le Discours d’un Roi était également un film transmettant de bonnes ondes un individu parvenant à surmonter un handicap. Il développe une manière personnelle pour surmonter à la fois sa psychologie et ses phobies.

Petite leçon d’art transhumaniste

Photographie d’une installation d’Olivier Goulet

Qu’est-ce que l’art Transhumaniste ?

L’art transhumaniste s’inscrit dans l’approche philosophique du monde du Transhumanisme. Pour résumer, le transhumanisme se concentre sur l’élévation de l’Homme et de la condition humaine. Il promeut le prolongement de l’espérance de vie et l’utilisation de la pensée critique, de la stratégie, de la technique et de l’éthique pour évaluer l’avenir tout en le construisant. Le transhumanisme cherche une évolution dirigée par l’homme. Il cherche à prolonger la durée de vie bien au-delà des 120 ans qui correspondent actuellement à notre durée de vie maximale (cf. Jeanne Calment). Le transhumanisme cherche aussi à étudier l’existence simultanée dans de multiples systèmes et plateformes. L’art Transhumaniste, quant à lui, doit découler de cela, il doit utiliser les principes du Transhumanisme comme philosophie, mais les appliquer au domaine de la créativité et des médias. Il travaille avec les technologies émergentes comme les biotechnologies, les nanotechnologies, l’informatique, les sciences cognitives et les neurosciences, et cherche à les faire converger. A créer des synergies ! Ces technologies sont une palette à partir de laquelle il est possible de peindre le canevas de l’avenir.

Pourquoi la perspective de l’immortalité rend-elle nécessaire l’art transhumaniste, selon vous ?

Encore une fois, il est intéressant de constater que l’immortalité est un terme qui a valu beaucoup de critiques aux Transhumanistes. Lorsque je pense à l’immortalité, je pense au Huis Clos de Jean-Paul Sartre, une pièce de théâtre où les personnages sont coincés pour l’éternité dans un espace dont ils ne peuvent pas sortir. Les hommes cherchent l’immortalité depuis des siècles. Et pourtant, il s’agit d’un état de stase, comme pour la perfection. Une fois atteinte, il n’y a plus rien à faire pour l’améliorer. Du coup, j’utilise les termes extension et expansion de la vie, qui désignent la vie dans d’autres plateformes ou substrats non biologiques.

Très bien, je reformule ainsi la question : que peut faire, et que doit faire, un artiste Transhumaniste avec l’idée d’extension et d’expansion de la vie ?

Concevoir des nouveaux corps ! Cela pourrait être un nouveau domaine de développement et de prototypage industriel très intéressant ! Construire des nouvelles prothèses corporelles, mais vraiment les construire, pas seulement les concevoir, comme je l’ai fait. Les Game designers pourraient imaginer des jeux très intéressants sur le futur, afin d’aider les gens à comprendre quelle direction prendre pour l’avenir, à la manière de Matrix quand il s’agit de prendre ou de ne pas prendre la pilule bleue. Ainsi le jeu pourrait-il aider les gens à comprendre le Transhumanisme ou l’avenir : si vous vivez si longtemps, à quoi cela ressemblerait-il ? Si vous viviez jusqu’à 120 ans, comment faire face à la dégénérescence de la masse osseuse, des muscles ou de nos facultés cognitives ? Les artistes pourraient construire des installations permettant de ressentir ce que c’est que d’avoir 150 ans. Une installation pour atteindre 150 ans, une autre pour atteindre 40 ou 50 ans, ou une autre pour avoir l’air jeune et en bonne santé ! Tout cela nous permettrait de comprendre qui nous serons dans l’avenir. Qu’adviendra-t-il de nous ? Les artistes pourraient vraiment s’amuser et devenir à la fois experts, excentriques et radicaux. Mais je pense qu’ils ne doivent pas angoisser les gens comme le fait la science-fiction ou l’idéologie des bioarts qui sermonnent intentionnellement les humains, les consommateurs et les entreprises. Nous devons être conscient de ces problèmes, mais ne pas nous perdre dedans, nous devons être créatif : voilà notre rôle, notre but et notre joie !

Hannah Arendt a écrit : « Nous réussirons peut-être un jour à rendre l’humanité immortelle et tout ce que nous avons pensé au sujet de la mort et de sa profondeur paraîtra risible. On pourrait dire que le prix à payer pour la suppression de la mort est trop élevé ». Les humains peuvent-ils créer sans la mort ? Même vous, votre art est inspiré par la perspective de l’évitement de la mort.

Si vous pouviez vivre indéfiniment, où serait la grande lutte qui créait des œuvres grandioses comme celles de Mozart ou Van Gogh ? Les grands artistes doivent souffrir, dit-on. Ma réponse est peut-être qu’ils auraient fait de l’art encore plus grand s’ils ne souffraient pas autant ! Peut-être si Van Gogh n’avait pas mis son pinceau dans la bouche et ingurgité tous ces composants chimiques, il ne serait pas devenu psychotique. Je ne pense pas que la souffrance est à l’origine d’une grande œuvre, ça c’est le noeud autour du cou de l’artiste : on nous dit que nous devons souffrir pour faire du grand art et que nous ne serons pas connu avant notre mort… Je défie ces deux dictons et je dis qu’ils sont faux et peuvent être effacés dès maintenants ! (*rire) Non, je plaisante, en réalité je pense qu’ils sont valables mais qu’on peut construire quelque chose de nouveau loin d’eux.

Les Transhumanistes se prennent-ils pour Dieu ?

Le corps occupe une place importante dans vos designs. Cependant, avec la perspective de l’uploading, aurons-nous encore besoin d’un corps ?

Vous savez, la conscience est un des domaines de recherche les plus intéressant. Aujourd’hui, nous explorons le cerveau et, grâce aux technologies IRM, nous pouvons voir certains aspects de ce qui se passe dans le cerveau et ses composants. Pendant que les scientifiques découvrent ces choses, nous réfléchissons aussi aux plateformes et aux substrats qui nous permettrons de continuer à exister à l’intérieur et à l’extérieur de nos corps au fil du vieillissement et… de l’uploading. Si nous nous uploadons, nous devons uploader la conscience, car il n’y aucun intérêt à être vivant si nous ne sommes pas conscients. C’est le but ! Par la conscience nous développons notre personnalité, notre comportement, notre identité, notre individuation… C’est la personne que nous sommes. Donc il faut garder la conscience et la personnalité. Mais pouvons-nous uploader la conscience ? C’est la question à 1 million de dollar du 21 siècle ! Est-ce que ça arrivera ? Probablement. Quand ? Qui sait. Je pense que cela arrivera par montées successives plutôt qu’un basculement soudain vers la Singularité (NDLR : Prise de conscience d’une intelligence artificielle ), même si la Singularité va se réaliser d’une manière ou un autre. Cela vient rejoindre la question : avons-nous besoin d’un corps ? Lorsque la Super-Intelligence apparaîtra avec la Singularité, les humains aurons à rivaliser avec elle. Même si nous uploadons dans des environnements synthétiques ou informatiques, nous aurons toujours un corps car la conscience ne peut pas vivre dans l’air. Certains éléments doivent rester matériels. Nous aurions toujours une sorte de corps, un corps qui n’aura pas nécessairement une apparence humaine et peut être doté de sens différents.

Votre philosophie partage certaines caractéristiques avec celle de Paul Valery, qui écrivait « Ce qu’il y’a de plus profond chez l’homme, c’est sa peau ». Pourquoi aurions-nous encore besoin d’une peau ?

La peau est un symbole et une métaphore : à fleur de peau, par exemple. C’est le plus grand organe du corps, le premier organe à avoir été cloné, le premier organe à être reproduit artificiellement ! Nous aurons toujours besoin d’une sorte de peau pour nous contenir et nous protéger. Quel que soit le système dans lequel nous évoluons, nous aurons toujours besoin de protéger notre conscience, notre identité et nos mouvements, c’est-à-dire où nous nous trouvons, où nous existons et comment nous existons. Telle sera le rôle de notre nouvelle peau ! Je pense qu’elle sera à la fois biologique et artificielle, informatique ou faite de n’importe quelle autre technologie qui reste à être découverte.

Pourriez-vous m’en dire davantage sur le Smart Exoskin et les différents corps que vous avez conçus ?

Lorsque j’ai conçu Smart Exoskin, je pensais à une peau qui protègerait le système biologique et la physiologie humaine. J’ai eu l’idée d’une peau en partie synthétique et en partie biologique. La peau peut s’adapter au jour et à la nuit. Lorsqu’elle est exposée à la lumière, la peau change afin de se protéger des risques de cancer liés à l’exposition solaire. Elle agit également comme un vêtement lorsque la température chute, les cellules se regroupant afin de préserver la chaleur. Un aspect intéressant de ce prototype conceptuel était la texture et la tonalité changeantes de la peau : je suis caucasienne et j’ai toujours eu la peau blanche mais j’aimerais avoir une peau brune et chaude de métisse, peut-être avec une nuance dorée et une couleur chatoyante pour la faire varier à ma guise. Pensez aux tatouages – les tatouages sont à la mode mais correspondent à une pratique ancestrale – ils restent plantés sur la peau… Pour les ôter, il faut passer par la chirurgie ! Une peau qui me conviendrait est une peau qui me permettrait de faire apparaître et disparaître un tatouage lorsque j’en ai envie. Cette peau pourrait également communiquer, elle serait intelligente !

Si j’ai vous ai bien compris, concevoir le corps, la peau et l’humain du futur sont une nouvelle forme d’expression artistique. Je vous cite : « Lorsque nous pensons aux arts, il est nécessaire d’étendre notre imagination à une époque où l’humanité dirigera l’évolution. Nous sommes sur le point de prendre cette route aujourd’hui ». Dieu, du moins ce que nous appelons Dieu, est-il un artiste ? Les artistes Transhumanistes s’amusent-ils à jouer les dieux en une forme de Théosis ?

J’ai appris très tôt qu’il y a beaucoup d’interprétations différentes du phénomène religieux dans le monde. La vision qu’en a l’homme occidental n’est pas la seule. J’ai vécu avec les amérindiens Navajo, j’ai été dans la forêt amazonienne, j’ai voyagé et étudié de nombreuses approches de la vie à travers la prière et la méditation. Au final, penser à un Chrétien, un Juif, un Musulman, un athée ou un agnostique n’a pas de sens à mes yeux. Tous ces systèmes croient avoir raison ! Pour être honnête, cela m’effraie plus qu’autre chose… Mais pour répondre à votre question : d’un point de vue religieux, la création de l’homme et des autres formes de vies font certainement de Dieu un artiste magnifique. Mais une autre interprétation est celle qui prétend que le Cosmos est un grand artiste par sa création de l’univers ! Et, moi, je suis davantage intéressée par l’univers et ses évolutions. Les Transhumanistes prévoient-ils de devenir Dieu ? J’espère que non, car ce serait rejoindre ces points de vue totalitaires de la Perfection Divine qui me paraît contraire au Transhumanisme. Car si vous êtes parfait, il n’y a plus de place pour l’amélioration ( NDLR : Human enhancement ) ! Cela dit, si vous l’abordez sous un autre angle, cela pourrait ressembler à jouer Dieu à travers la conception de moyens pour étendre la durée de vie et se constituer de nouveaux corps, c’est vrai… Mais je ne considère pas cette activité comme une volonté de jouer Dieu. Je considère cette activité comme la réaction d’une espèce qui est consciente et qui décide d’agir. Si la Singularité et une super intelligence rivalise et dépasse l’intelligence humaine nous n’aurons plus le choix. Nous devrons nous améliorer et devenir plus intelligent. C’est ici que se situe le risque d’extinction de l’espèce. Nous sommes responsables de la protection de notre espèce, c’est l’éthique du Transhumanisme. En somme, je ne souhaite pas m’amuser à jouer les divinités, je veux juste m’amuser !

Le 6 mai dernier, Natasha Vita-More a sorti un nouvel ouvrage : The Transhumanist Reader: Classical Essays on the Science, Technology, and Philosophy of the Human Future. Vous pouvez vous le procurer ici.