J’ai discuté de la Magie du Chaos avec Spartakus FreeMann

Ce n’est pas tous les jours qu’on discute avec un magicien. Rencontre au sommet avec un pratiquant de la Chaos Magick.

La Magie du Chaos, ou Chaos Magick, est une forme de magie relativement nouvelle, individuelle et volontiers absurdiste, qui utilise des techniques de modifications des états de consciences pour modeler la réalité. Les techniques employées vont de la danse à la douleur, en passant par l’orgasme.

Cette forme iconoclaste de magie trouve ses origines autant dans la Golden Dawn que dans le Discordianisme. Le terme « Chaos Magick » est apparu pour la première fois dans le Liber Null de Peter Carroll (1978). Les pratiquants de cette magie sont appelés chaotes et ont une nette tendance à l’indépendance d’esprit.

Le Tryangle a eu la chance de discuter avec Spartakus FreeMann, chaote unique en son genre, et tenancier de KAosphOruS, le site de la magie du chaos francophone.

Pour un magicien du chaos, qu’est-ce que la magie ?

Je n’en ai pas la moindre idée ! D’ailleurs c’est quoi la magie ? Tu y crois, toi, à ces fantaisies ? Soyons sérieux, on est au 21e siècle quand même.

Une autre question ?

1389035374127Non, enfin… si. Sans rire : qu’est-ce que la magie ?

Je ne pourrai donc pas échapper à cette question (rires). Très bien. La magie est donc un moyen – plus ou moins efficace – d’obtenir un changement désiré dans le réel. Un exemple : tu désires la femme de ton voisin et celle-ci ne te regarde pas. Tu as déjà essayé les moyens « vulgaires » (drague plus ou moins lourde, l’humour, la mort-aux-rats dans la café de son mec – c’est le chien qui a tout pris le pauvre…). Là, disons que tu touches un peu la magie et tu décides donc de mettre tes « talents » en jeu. Tout va dépendre de ta tradition : l’invocation de certaines divinités païennes si ta sensibilité est plutôt old-age ; un bon vieux cercle goétique pour en appeler aux démons si tu es cérémoniel ; des offrandes à Erzulie Freda si tu plutôt vaudou ; un petit rituel à la grande déesse si tu es wiccan ; un sigil si tu es chaote… Bref, tu vas tenter d’introduire un élément hors du monde dans le problème très réel qui est le tien. Maintenant, tout un tas de raisons fera que cela marchera ou pas.

On entre là dans le domaine de la croyance plus ou moins dogmatique. De l’extérieur, pour un individu « normal », cela peut paraître stupide ou infantile. Selon moi, ça ne l’est pas plus que de faire le paon…

Mais en réalité mon exemple est vicié dès le départ, car il correspond à ce que les gens de l’extérieur perçoivent de la magie. Oh bien sûr il y a tout un tas de magiciens qui useront de leurs talents pour correspondre à cette caricature. Mais la magie ne sert pas qu’à cela. Elle doit induire une modification des perceptions, un changement de pose vis-à-vis du monde, une révolution dans l’usuel. On peut faire de la magie pour le pouvoir ou pour le fun, mais ce sont des buts accessoires, le principal étant – selon moi – d’agir avant tout sur soi-même. Ainsi, dans notre petit exemple, personnellement, si d’aventure une érection advenait à chaque croisement de la femme de mon voisin, je me questionnerais plutôt sur ma relation avec ma meuf et j’agirai plutôt là. Si je n’y arrivais pas, disons que je serais alors dans le caca. Ça m’est arrivé une fois, j’ai obtenu celle que je désirais, et j’ai alors compris qu’en magie aussi, il faut éviter de désirer quelque chose, car il se pourrait bien qu’on l’obtienne…

Grant Morrison, un célébrissime chaote et auteur de comic parle de la magie du chaos.

Pourrais-tu nous parler un peu de la magie et de la chaos magick en général ?

Tout d’abord, qu’est-ce que la magie ? Comme l’écrit Ramsey Dukes, dans son SSOTBME, la Magie « est un ensemble de procédés par lesquels l’esprit humain s’efforce d’agir sur son univers. En cela, elle est similaire à l’Art, à la Religion et à la Science ». Le magicien ne se contente pas de subir le monde, ni d’œuvrer à la réfection de son âme selon des canons religieux – ou politiques, il tente d’agir directement sur celui-ci et sur lui-même. Se changer, s’améliorer (ou pas) tout en agissant dans et sur l’univers qui l’entoure.

La magie peut se réduire à de simples sorts qui visent à obtenir un bien matériel. Cette magie ne m’intéresse pas, mais c’est souvent celle que l’on rencontre, que l’on connaît.

ChaosSymbolConcernant la chaos magic(k), je citerai Dead Jellyfish (NDLR : auteur du Practical Guide to Chaos Magick )  :

« La Magie du Chaos est un système d’occultisme post-moderne qui cherche à réduire les cérémonies magiques des diverses religions et ordres occultes à leur quintessence. Les magiciens du Chaos n’ont aucune croyance per se. Mais à la place, nous nous focalisons sur la pratique et la technique. Les magiciens du Chaos se débarrassent des croyances et des philosophies des enseignements des traditions passées et présentes et conservent les techniques qui fonctionnent. Les magiciens du Chaos utiliseront, par exemple, les états de transe intense du Vaudou et les états de non-pensée de la méditation bouddhiste dans le contexte d’un rituel dont le but est d’obtenir un résultat, mais les croyances religieuses et les philosophies de ces écoles sont écartées comme inutiles. Notre Magick est “la Chaos” dans le sens de non-ordonnée — l’ordre rigide des formes traditionnelles de la magie est jeté au vent. » (Chaos Magick FAQ).

Qu’est-ce que la Chaos Magick, pour toi ?

La chaos magic(k) est semblable à un cheminement anarchiste, sans être anarchiste au sens politique

Le chaos magic(k) est, pour moi, plus une philosophie intégrée qu’une démarche particulière : il n’y a pas de moments où l’esprit chaote n’est pas présent dans ce que je fais, dans mon parcours spirituel. Ainsi, parfois on me demande comment je peux m’afficher clairement chrétien (dans le cadre de mon action dans le domaine de l’église gallicane) alors que je suis un « magicien », ou bien on m’interroge sur le sérieux de ma démarche dans des domaines comme la Kabbale ou l’Hermétisme. En réalité, rien n’est séparable, sécable ou réellement différent. L’esprit chaote me permet juste d’appréhender divers domaines avec un esprit libre et ouvert. La chaos magic(k) est semblable à un cheminement anarchiste, sans être anarchiste au sens politique.

Ainsi, l’Église Gnostique Chaote est née de cette démarche. Ayant reçu le plus fidèlement qui soit le dépôt apostolique et gnostique de la filiation Ambelain, il m’était impossible d’agir « normalement » dans ce cadre précis. La « chaos » m’a donné les outils pour réaliser le projet, qui n’en est pas un au sens classique du terme puisque cette « église » n’est pas une église, n’a pas de chef ni de hiérarchie, elle n’est pas réellement gnostique non plus, ni même totalement chaote. C’est une « atopie », une zone d’autonomie temporairement permanente.

Depuis quand es-tu pratiquant ?

180px-Hakim_BeyJe suis entré en contact avec la chaos magic(k) vers 2000 ou 2001, mais par un chemin de braconnier : c’est la lecture des textes d’Hakim Bey qui m’a donné le virus. Au départ, je trouvais le fameux rituel de la saucisse ou du bannissement par le rire assez foireux. Ensuite, je me suis mis à faire de la chaos magic(k) sans le savoir. Tu sais ce n’est pas totalement différent de la magie usuelle : on tâtonne, on expérimente, on abandonne certaines théories pour en adopter d’autres. Et au final, on se retrouve là où l’on ne le voulait pas au départ. Enfin, c’est mon cas du moins.

Je ne suis d’ailleurs pas un pratiquant orthodoxe de la chaos magic(k), ma pratique est plutôt éclectique, avec une essence chaote dans la disposition d’esprit. Par exemple, j’ai pas mal travaillé sur le système dionysiaque et ses rites en poussant jusqu’à un improbable excès les expérimentations : intoxication alcoolique, états de folie provoqués… Tout cela m’a mené parfois très près de l’enfermement psychiatrique. D’ailleurs, vu de l’extérieur, on n’aurait pas pu voir le côté spirituel de la chose.

J’aurais pu le faire sans la chaos magic(k), cela dit. La chaos m’a permis de ne pas m’accrocher à l’égrégore (NDLR : terme expliqué dans la question suivante), ne pas être avalé par lui, car ma posture était celle du détachement dans l’action, de l’immersion totale et cependant totalement détachée. C’est difficile à expliquer sans le vivre. D’ailleurs, cette posture ne doit pas être confondue avec une forme de cynisme vis-à-vis du système : Dionysos est le Dieu qui vient, il est exclut de ne pas l’adorer et le vénérer comme il se doit ; il brûle et détruit facilement celui qui refuse de Le reconnaître. Ma pose chaote n’est pas un manque de sacralité, de déférence ou de sérieux.

Mais je m’arrête là, car ce serait assez fastidieux pour le lecteur d’entrer dans ma tête.

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Illustration par Lame de fond ©

Tu parles ici d’égrégore, pourrais-tu dire aux lecteurs ce que tu entends par là ?

Il existe de très nombreuses définitions du mot – certaines issues de l’université, mais en schématisant on pourrait dire qu’il s’agit d’un réservoir d’énergies archétypales plus ou moins conscient. Ainsi on peut affirmer que l’égrégore du christianisme est constitué par les 1,2 milliards de fidèles, par leurs prières, par leur foi commune, par leurs pratiques. Ce réservoir est alimenté de manière incessante, automatique, plus ou moins involontaire d’ailleurs. Lorsque l’on entre dans une église, on le sent – pour peu que l’on soit ouvert ou attentif, on le toucherait presque matériellement. Un publicitaire à 99 balles te dirait qu’un égrégore est une bonne marque avec assez de messages subliminaux lancés lors des répétitives campagnes de pub. Il y a un égrégore Apple, un autre Microsoft… Eh oui, ce n’est pas magique, enfin cela ne touche pas que ceux qui croient à la magie. On trouvera sans doute cette vision trop psychologique – quoi ? C’est ça les égrégores ? – et il va y avoir des déçus.

On peut agir avec et sur les égrégores comme sur tout le reste. Tout va dépendre de l’égrégore et de ce que l’on veut faire. J’en reviens à mes exemples de maternelle. Disons que tu désires obtenir quelque chose de bénéfique dans une situation désespérée, tu es chrétien, ta foi va donc te pousser à aller dans un lieu chargé, dédié à l’égrégore chrétien, une église, y prendre un cierge béni par un prêtre chrétien selon les rites chrétiens, et le faire brûler devant une statue de Sainte Rita, patronne des causes difficiles. Tu diras quelques prières, feras ta demande. Et je suis convaincu que tu seras écouté – dans la mesure de la chose demandée et en n’oubliant pas qu’une sainte n’est qu’un intercesseur. Tu as donc suivi les règles de l’égrégore dans le but d’en obtenir quelque chose.

Maintenant, tente une invocation de Satan au milieu de l’église et tu me diras ce que tu ressens.

Tu dis être entré en contact avec la magie du Chaos au travers de Hakim Bey. Peux-tu nous en parler un peu plus.

C’est assez personnel, et je crois que beaucoup de chaotes ne seraient pas d’accord avec moi. J’ai connu les œuvres de Bey bien avant celles de la Chaos Magic(k) et lorsque je suis entré en contact avec celle-ci, je me suis senti plus qu’en terrain connu. Non pas, bien sûr, au niveau de la pratique, mais de la philosophie qui sous-tend le système (ou non-système si tu préfères).

La pensée de Hakim Bey est situationniste, mais pas seulement. Elle est profondément mystique et magique. Plutôt que de discourir en m’écoutant taper, je partage ici une bribe tirée de la TAZ :

« Ce que j’essaye de faire ici (comme toujours) est de fournir une base irrationnelle solide, une philosophie étrange si vous préférez, pour ce que j’appelle les “Religions Libres”, comprenant les courants psychédéliques & discordiens, le néo-paganisme non hiérarchique, les hérésies antinomiennes, le chaos & la Kaos Magick, le HooDoo révolutionnaire, les chrétiens “sans église” & anarchistes, le judaïsme magique, l’Église maure orthodoxe, l’Église des sous génies, les Faeries, les taoïstes radicaux, les mystiques de la bière, le peuple de l’herbe, etc. » (« Pour un Congrès des Religions Étranges » in TAZ, traduction française par Spartakus Freeman).

Pour moi la chaos ne peut exister sans Bey.

Quelle est la particularité de ta pratique ?

Franchement ? Aucune. La chaos magic(k) n’est qu’une redécouverte de l’eau tiède. Tu vas me dire que je charrie un peu, mais c’est vrai. Il n’y a pas une « pratique » purement chaote, même les rituels chaotes ne sont pas plus chaotes que ceux de Bardon ou de la Golden Dawn.

Par contre la chaos a une boîte à outils qui lui est spécifique : le saut de paradigme, le refus d’un dogme magique figé (« rien est vrai, tout est permis »), une ouverture vers l’improbable (Quand Oui-oui rencontre Yog-Sothoth au convent des sorcières en bas résille roses)… Le tout couplé avec une foi inébranlable qu’a le magicien du chaos en ce qu’il fait ici et maintenant, mais sans trop se prendre au sérieux (bannissant le tout par un grand rire plus ou moins gras). La chaos magic(k) a développé ses propres outils, ses petits « trucs » à partir de matériaux préexistants : la sigilisation d’Austin Osman Spare ; le cut-up de Burroughs ; les états de gnose issus du psychédélisme et de pratiques chamaniques…

TRANSPERSONAL-INTEGRATIVALa modernité a vu l’essor de nombreuses « religions nouvelles », souvent aux croisements de plusieurs philosophies et croyances. En quoi la Chaos Magick participe-t-elle de ce choc entre des paradigmes contraires ?

D’abord, il n’y a pas de modernité. Tout ce qui est « à la mode » ou semble neuf est déjà mort. Ensuite, il n’y a pas de « nouvelle » religion, les religions mutent depuis que l’homme a senti le souffle des dieux sur sa nuque. Les peaux nouvelles de la spiritualité peuvent bien avoir un air clinquant et neuf, mais il n’en est rien.

Les sociologues aiment à classer l’humain dans des petites boîtes – certes utiles pour leur travail d’entomologiste des phénomènes, mais assez ennuyeuses. Il n’y a pas, selon moi, de phénomène des religions nouvelles, il y a des modes de réception et d’interprétation, de lecture, différents ; plus libres certes, car l’église de Rome a perdu le pouvoir de nous brûler et nos psychiatres ont l’esprit occupé par la bourse. Ce que l’on fait aujourd’hui est sans risque, ou presque : un magicien va se retrouver paria social (va dire à ton patron que tu invoques le Grand Lunaire à poil au Bois de Boulogne, pour voir), et se manger tous les rejets que font naître les mutants. Mais ce n’est pas nouveau : la vieille vêtue de haillons dans sa forêt et qui faisant tranquillement ses petites affaires n’était pas en odeur de sainteté, on peut dire qu’elle en chiait dans sa vie ; le mystique allumé et branché 24/24 sur le canal divin pouvait bien finir un peu rôti aussi ou canonisé, mais sa vie n’était pas très mondaine.

Aujourd’hui, l’affirmation extérieure et publique des croyances est plus facile, parce que donc les monopoles n’existent plus vraiment (quoiqu’il faudrait essayer la blitz gnostik mass à La Mecque… hurler « Fais ce que tu veux » face à la Kaaba au milieu des pèlerins… on peut essayer à Barbès aussi il paraît). Mais en gros, et si tu respectes les règles sociales (du moins à l’extérieur), tu peux bien devenir adorateur des mites ou de Garfield, tout le monde s’en fout… Enfin jusqu’à un certain point.

Que vient faire la chaos magic(k) dans cette affaire, donc… Certains ont voulu la classer dans un post-modernisme anarcho-dadaïste technophiliste ou l’inverse… Cela n’est pas la chaos. La chaos se rit de ces scrabbles de la pensée, des taxidermistes de l’âme et des percepteurs des impôts. La chaos n’est pas une nouvelle croyance ni une ancienne, c’est – au mieux – un modus vivendi spirituel – au pire – une mode spirituelle de la vie.

La posture chaote véritable est plutôt : « Dieu (ou satan) ? Jamais vu ce mec sur Facebook ! »

Il n’y a pas de différence, tout a toujours été pareil, mais sous une lumière changeante, le paysage nous semble tout à coup peu familier ou terrible. Le chaote le sait, ou du moins, il croit, il espère le savoir. Mais en aucun cas la chaos magic(k) n’a de rôle précis dans ce débat des religions (ou des ordres initiatiques ou des clubs échangistes du périph »).

Résumons : pour un chaote les dieux ne sont jamais morts, l’Olympe existe ici et maintenant.

En quoi consiste le « saut de paradigme magique » ?

Un peu, si on m’a suivi depuis le début, à une posture de l’esprit. Il n’a jamais été question de devenir confusionniste ou syncrétiste : la chaos devrait s’éloigner de ces deux démons puants. Si je dis que Dionysos est le Christ, je ne dis pas que le Christ est Dionysos, ni que l’un et l’autre se valent et se prient de manière indifférente (les prières de l’un convenant à l’autre). C’est une hérésie qui doit être combattue.

tumblr_m00kgshOjV1r5l326o1_500Le saut de paradigme est une gymnastique – certes assez acrobatique – de l’âme. Il n’est pas question de faire une tournée des temples et de s’enivrer du parfum de tous les dieux. Il s’agit de pouvoir les aimer tous, de les adorer tous, individuellement, distinctement, selon leur propre système. Vishnou s’adore comme il se doit, pas de manière désinvolte ; Ganesh est un dieu terrible (qui a tout mon amour et que je loue) qui ne peut pas s’invoquer ou être vénéré par des prières neuneus. Essaye et tu m’en diras des nouvelles.

Je disais donc que le saut de paradigme n’est pas une fin en soi, mais un outil qui rend l’esprit flexible et apte à s’adapter à différentes spiritualités, parfois très antinomiques les unes des autres. Il ne s’agit pas non plus d’une négation de la divinité ou de l’excellence des cultes que l’on explore. Dionysos rend fous ceux qui ne le reconnaissent pas, et il n’aime pas qu’on l’appelle par un nom qui n’est pas le sien.

Je conclurai en me citant (si, si, c’est un summum) : subjectivement, je SUIS ce que je veux être, car je le CROIS et je le VIS.

Pourquoi cette importance de Dionysos dans ton parcours ?

Il est important pour moi, car il est en syntonie avec mon être. Chaque magicien cherche d’abord une tradition à laquelle se raccrocher (par affinité, désespoir ou pis-aller) ; ensuite il en viendra naturellement à entrer en contact avec le dieu, ou la déesse, qui lui est propre. Cela n’est pas très différent de ce que l’on rencontre dans le culte de l’église catholique. On y est membre d’une communauté de croyants partageant la même foi ; on y adore le Dieu Trine ; on y vénère la Vierge et les Saints, mais chaque croyant est libre de s’associer à un saint en particulier – délaissant ou non les autres, sans bien sûr rejeter l’adoration à Dieu. Chez les païens modernes c’est pareil : on verra des odinistes plutôt en syntonie avec Freya ou Thor ou Loki, sans délaisser le système global pour autant.

Dans la chaos magic(k) on est plus éclectique, certes, et dans mon cas, Dionysos s’est présenté à moi sous un étrange déguisement à une période de ma vie très trouble, ténébreuse et chaotique. C’est le Dieu de la folie, de la mana sacrée, des excès. Mais pas seulement. Je dois avoir lu quelques milliers de pages ensuite à son sujet ; j’ai expérimenté quelques rituels sacrés. Il est là d’ailleurs en ce moment, au cœur même de cet interview. Je n’en dirai pas plus, non que cela soit secret, mais cela relève de mon jardin personnel que je ne désire pas partager avec joie.

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Si « rien n’est vrai, tout est permis » alors comment ses propres idées, ses propres convictions… sa propre religion ?

« Rien est vrai » et « tout est possible ». Rien, le « Aïn » de la Kabbale, est une réalité absolue. Ce rien est inconnaissable, l’univers en est issu et il y retournera à la fin des temps. Donc, « tout est possible », car de ce « rien » créateur, tous les possibles émergent. Il ne s’agit donc pas d’une pose nihiliste libertarienne ; c’est une réalité ontologique : rien était, est et sera vrai, éternellement. C’est ma lecture de la « chose ».

Maintenant, certains aiment lire cette phrase comme une permission à tous leurs délires. Et cela, finalement, est bon et désirable, puisque cela participe aussi de tous les possibles issus du « rien » originel. Donc oui, pourquoi pas une nouvelle religion personnelle, un nouveau système magique, une nouvelle formule pour un nouvel Éon… Ce n’est pas antinomique.

L’État de Gnose décrit par les magiciens du chaos est-il une forme de reprogrammation de l’esprit ?

Oui bien sûr. Mais il ne s’agit pas là de quelque chose d’exceptionnel. On rencontre cet état dans certaines pratiques méditatives très classiques, dans l’hésychasme, dans les exercices spirituels de Loyola. Le rituel du pentagramme en magie est une forme de déprogrammation/reprogrammation également.

La culture beat et son utilisation de la drogue, Burroughs, Leary, ont été incorporés, mais les substances psychédéliques ne sont pas obligatoires ; le son, les bruits blancs, la transe music, la privation de sommeil, le journal de Pernaud sont dans l’éventail des outils à la disposition des magiciens du chaos.

Quelle place occupe la mythologie lovecraftienne dans la Chaos Magick aujourd’hui ?

Grande sans doute. Je dois dire que ce n’est pas ma tasse de thé, mais effectivement, Lovecraft et son imaginaire ont pris naturellement leurs places dans la chaos magic(k). Là où d’autres systèmes postulent des dieux parfois improbables – comme le Grand Oignon –, les chaotes se forgent des dieux issus de la littérature fantastique, mais sans tomber – du moins il faut l’espérer – dans les pièges de la crédulité et du fanatisme.

Quelque chose à ajouter ?

Tu m’as demandé si je pouvais partager intimement mon expérience de la chaos magic(k) avec tes lecteurs qui ne sont pas familiers du sujet en général. Il faudrait un livre, ou une bonne virée dans les bars avec quelques heures de discussions. J’espère néanmoins avoir réussi à transmettre une vision juste, quoique personnelle. Ce que l’on devrait en retirer c’est que la magie n’est pas réductible à ses rituels, à la simple recherche d’un confort matériel, voire posséder ce qu’a le voisin ; la chaos magic(k) n’est pas novatrice, mais atypique, éclectique, éclatée, une philosophie pratique.

On en parle ouvertement et cependant la magie – au-delà de la publication de rituels ou de textes – reste une affaire très intime et parvenir à l’évoquer pour le grand public, ce n’est pas encore si facile. D’autant que la génération qui nous précède était encore pétrie de secrets, se chuchotant les rites, comme de mauvaises blagues sur les blondes, dans l’anonymat de la fumée froide du comptoir occulte.

On a fait du chemin depuis.

Pour en savoir plus, vous pouvez lire « CHAOS COMPENDIUM La magie des Illuminati de Thanateros«  de Peter J. Carroll traduit de l’anglais par Spartakus Freeman et son épouse.