L’immolation remplacera-t-elle le vote ?

Des flammes montaient d’un être humain ; son corps se consumait et dépérissait lentement, sa tête noircissait et se carbonisait. Dans l’air on sentait la chair brûlée… Derrière moi je pouvais entendre les sanglots des Vietnamiens qui se regroupaient. J’étais sous le choc, au bord des larmes, trop bouleversé pour prendre des notes ou poser des questions, trop déconcerté pour penser même.

David Halberstam, journaliste américain, témoin de l’immolation du bonze Thich Quang Duc, le 11 juin 1963

Voter c’est exprimer un vœu, fut-ce celui que tout crame, ce que les communicants de Mélenchon ont suggéré en choisissant une allumette enflammée pour illustrer leurs affiches. La purification par le feu relève d’une conception plus impatiente du « changement, c’est maintenant ».

A un degré supérieur dans l’échelle du volontarisme, il y a l’auto-immolation comme mode de protestation politique. Comme protestation politique à la mode également : quelques dates et chiffres, au bonheur des numérologues en herbe, illustrent cet embrasement carnavalesque sur les rives de la Méditerranée.

Le 17 décembre 2010, Mohammed Bouazizi, marchand des quatre saisons de la bourgade tunisienne de Sidi Bouzid, s’immole et annonce le coup d’envoi des Printemps arabes. Un mois plus tard, au 25 janvier, 14 personnes auront suivi son exemple au Maghreb et au Moyen-Orient ; les théologiens de l’université cairote d’Al-Azhar réitère au même moment l’interdiction du suicide en terre d’Islam, et déclare que l’auto-immolation ne saurait être qu’une excentricité tunisienne. Dans le mois qui suit, six Egyptiens peu attentifs à ces préceptes iront quand même se faire flamber.

Le phénomène n’est pas purement arabo-musulman, même si l’exemple de ces vingt clandestins algériens, qui ont tenté de mettre le feu à leur barque sur les eaux d’huile de la Mer Intérieure, plutôt que d’être alpagués par les gardes-côtes européens, symbolise cette fonction de passeur.

De 2007 à 2011, trois personnes ont tenté/se sont immolés dans la Mairie de Saint-Denis, pour des problèmes de logement ; le 13 octobre 2011, c’est le fait d’une  enseignante à Béziers ; le 26 du même mois, c’est au tour d’une femme de 68 ans devant l’Elysée… Les exemples sont nombreux. (Pour une liste non exhaustive : http://en.wikipedia.org/wiki/List_of_political_self-immolations).

Michael Biggs et Diego Gambetta, experts en immolation, notent que le phénomène, quoique récent n’est pas tout à fait nouveau : ils recensent jusqu’à 3 000 immolations politiques de 1963 à 2002, dont 533 relatées par la presse occidentale.

Une question ne saurait manquer d’être posée : pourquoi le feu est-il si populaire dans le suicide politique ? Pourquoi pas, par exemple, la noyade ou l’ensevelissement vivant ? Notons d’ailleurs qu’il peut y avoir des immolations par l’eau ou la terre aussi bien que par le feu, l’immolation ne désignant que le fait de se sacrifier.

Le philosophe et penseur de la charge imaginative des éléments, Gaston Bachelard, nous aide à comprendre ce manque d’originalité :

« La mort quotidienne n’est pas la mort exubérante du feu qui perce le ciel de ses flèches ; la mort quotidienne est la mort de l’eau. L’eau coule toujours, l’eau tombe toujours, elle finit toujours en sa mort horizontale. […] la mort de l’eau est plus songeuse que la mort de la terre : la peine de l’eau est infinie » (G. Bachelard, L’Eau et les rêves).

La principale plus-value du suicide par le feu c’est donc évidemment son caractère extraordinaire. L’auto-pyromane a tout du gosse exubérant qui veut attirer l’attention. Mais ce qui doit occuper la nôtre, c’est ce retour du rituel du sacrifice, sous sa forme la plus primitive et barbare.

Les imams d’Al-Jazeera, comme le Cheikh Youssouf Al-Qaradhawi avouent leur incompréhension : pour eux, Bouazizi et consorts n’avaient pas toute leur tête et, par conséquent, un libre-arbitre entravé par le désespoir. On retrouvait des explications semblables pour qualifier le sabbat des sorciers, forme « d’antireligion », de messe inversée où un feu inoffensif parodiait les tourments infernaux ; où les sorcières, allongées sur le côté gauche, étaient réputées « vivre un rêve », subvertissant, par le songe et le feu, l’ordre cosmique[i].

L’inexplicable est de l’ordre du délire, de l’irrationnel et du rêve.

Pourtant cette forme de suicide rituel est riche de significations.

Rappelons que le mot grec pour sacrifice (thysia) est de même racine que le verbe brûler, et que le nom qui désigne l’encens. Les dieux adorent qu’on sacrifie par le feu : sacrifier dans l’antiquité sert en effet à nourrir les dieux, qui n’absorbent que d’agréables odeurs de viande et d’os brûlés. Ayant fait ce constat, on n’a encore rien expliqué : revenons sur l’histoire de l’auto-immolation politique pour éclairer notre réflexion.

« Les flammes arrivent par vague »

Comme le note Michael Biggs, expert britannique de l’auto-immolation : « self-immolation […] occurs in waves »[ii].

L’origine de ces flux et reflux des morts par le feu n’est pas ancienne. Le point de départ est l’immolation savamment préparée du bonze Viet Thic Quang Duc, le 11 juin 1963, pour protester contre la politique trop favorable aux Catholiques du Président Ngo Dinh Diem. Cette démonstration de volonté allie techniques anciennes et modernes : elle réactive une vieille tradition bouddhique de sacrifice par le feu et de détachement du corps, et lui adjoint les méthodes contemporaines de communication : communiqués de presse en anglais, journalistes étrangers convoqués, etc.

« Avant de fermer les yeux et de me rendre à Bouddha, j’ai l’honneur d’adresser ces mots au Président Diem, pour lui demander d’être bon et tolérant à l’égard de son peuple, et de mettre en place une politique d’égalité religieuse », tels furent les derniers mots, sans flamme, du bonze.

Ce génie de l’event politique programmé a enfanté des torches humaines dans les pays bouddhiques dès l’année 1963 : Vietnam, Corée du Sud, Inde surtout. A compter de cet évènement fondateur, le terme « immolation » a perdu sa signification première et générique de sacrifice, pour devenir synonyme de suicide par le feu.

Les Bouddhistes ne restèrent pas longtemps seuls à « utiliser leur corps comme une lampe pour demander de l’aide » (Thich Thien-An, 1975). Dès 1965, de bons samaritains s’immolent aux Etats-Unis, et cette méthode se démocratise pour « rentrer dans le registre général de la protestation » (Biggs). Deux Quakers se donnent la mort, dont un devant le Pentagone, pour protester contre la guerre du Vietnam.

A partir de ce moment, l’auto-immolation rencontre un franc succès. En France, avant 1969, les journaux français ne recensaient qu’un cas tous les deux ans.  Cette fréquence augmente ensuite à six par an. L’effet de mode, on le verra, y est pour beaucoup, sauf à supposer que le désespoir et l’injustice aient attendu 1968 après JC pour éclore : ainsi en 1970, après que deux jeunes hommes se furent immolés en France, les deux semaines qui suivirent connurent huit de ses « suicides altruistes », selon l’expression d’Emile Durkheim (Le Suicide, 1897).

A partir de ces années protestataires, les motifs de suicide par le feu se multiplient, les causes de persécution foisonnent. Ainsi, en 1998, l’écrivain sicilien Alfredo Ormando se crame-t-il devant le Vatican pour protester contre le traitement que les institutions cathos réservent aux homosexuels. Une prof se suicide dans un lycée de Béziers en octobre 2011 car, si l’on en croit la presse, elle était « fragile » et ses élèves la trouvaient « trop sévère »[iii].

Devant la banalisation des suicides par le feu, on peut se demander si celui-ci, à une échelle encore modeste il est vrai, n’est pas devenu un nouveau mode de régulation des conflits.

A une période d’action collective, suscitée par les « brûlots » des pamphlétaires militants et intellectuels, aurait succédé la mise à mort spectaculaire d’un martyr, individu lambda, peu mystique mais représentatif, qui devient d’ailleurs l’élément déclencheur des mouvements de masse, dans le cas des révolutions arabes.

Dans la théorie du bouc émissaire développée par René Girard[iv], l’unité d’une société est ainsi bâtie sur la condamnation par tous d’une victime sacrificielle. Sacrifier un homme, ce peut donc être supprimer la cause d’un litige, et assurer la cohésion sociale. Le récit de la mort de Bouazizi, et de tant d’autres, peut correspondre à cette interprétation : l’autosuppression est une façon pratique de tirer un trait sur la cause du litige, c’est-à-dire soi-même.

Reste que, sauf apocalypse imminente, on n’imagine guère les 3 millions de chômeurs et les centaines de milliers de sans-logis s’embraser de concert autour des centres de pouvoir parisiens.

Il n’empêche que l’auto-immolation peut avoir valeur exemplaire, et se répandre en traînée de poudre. Elle sacrifie ainsi à une mode, appelée joliment par les sociologues « l’effet Werther ».

« L’effet Werther », ou le business-model des suicides à la mode

On a appelé l’effet Werther la formidable vague de suicide de jeunes bourgeois transis et échevelés suite à la parution des Souffrances du jeune Werther, par Goethe en 1774, dont le héros se donne la mort dans le pur esprit romantique.

Ainsi que l’a démontré David Philips, en adaptant aux sciences sociales la méthode de la triangulation, la simple mention d’un suicide dans la presse augmente, dans les semaines qui suivent, le nombre de suicides par même voie opératoire.

L’effet mimétique déclenché par les médias alimente donc l’imaginaire mortuaire, et on peut trouver dans les révolutions arabes le germe direct du succès de notre société de consomption. Comme toutes les modes, le suicide a bien son marketing, qui passe par des initiatives isolés mais occupe la même place dans les « cerveaux disponibles ».

Tout cela est assez ironique, quand l’on songe que l’immolation d’un salarié de France Télécom en 2011, a attiré l’ire des médias sur son ex-PDG, Didier Lombard, pour avoir évoqué une « mode du suicide » qui se répand chez ses employés. Le Boss avait vu sociologiquement juste, et les médias, incitateurs passifs, ont illustré leur hauteur de vue.

La démocratie est-elle ignifuge ?

On aurait donc tort de croire que l’auto-immolation reste le privilège des bonzes persécutés ou des jeunes chômeurs maghrébins, bref d’autochtones exotiques et désespérés, de contrées « non-démocratiques ». En fait c’est même le contraire, Michael Biggs est formel : le taux d’auto-immolation est positivement corrélé au degré de démocratie. Quand on se crame en Union soviétique, on a effectivement peu de chance de voir son acte relayé par des médias compatissants et une opinion publique émue.

En outre, de part et d’autre de la Méditerranée, on assiste par delà la diversité des cas à des motivations similaires pour s’auto-immoler.

Citons par exemple cette femme de 68 ans s’immolant en octobre dernier devant l’Elysée, parce qu’un ministre refusait de la recevoir afin qu’elle évoque ses « problèmes de logement ». Ou pensons encore aux trois immolés de la Mairie de Saint-Denis, qui se plaignaient de leur difficulté à accéder à un logement social, en passant par Mohamed Bouazizi, marchant ambulant perpétuellement chassé de son spot par les autorités, ou Mohcin Bouertiff enfin, qui s’est cramé devant la maire de Boukhadra (Algérie) pour souligner ses problèmes de travail et de logement. Les cas comparables sont légion.

L’auto-immolé est donc souvent, dans nos sociétés sédentarisées, un nomade. On retrouve l’un des motifs du suicide pour Durkheim, qui est l’inadaptation, l’exclusion. Mais également l’une des significations symboliques de l’immolation : si le feu cause la mort le plus souvent par étouffement –la plupart de nos suicidés sont d’ailleurs passés à l’acte après le refus du pouvoir public de les entendre – on a ainsi dénoncé en Tunisie le « bâillonnement » de la jeunesse – il a pour effet le plus complet déracinement, le fait de partir littéralement en cendres, en fumée. Mort nomadique, interdisant toute possibilité d’inhumation.

On y verra également une rupture historique dans un mouvement long, souligné par René Girard, qui voient les formes de sacrifice devenir de plus en plus douces : du sacrifice humain à l’animal avec Abraham et Isaac, d’un animal entier à la peau et aux os chez les Grecs, de la chair et du sang au pain et au vin.

Si l’immolation renaît sur nos rives de la Méditerranée, c’est parce que le vote est insuffisant pour conjurer le qahr, mot arabe désignant l’immobilisme, l’impuissance consommée, et qui qualifie pour le psychiatre tunisien Fenthi Benthlama les suicidés du printemps arabe. Le vœu n’est plus un exutoire suffisant, et les hommes semblent tâtonner, allumette à la main, pour forcer le destin de façon plus efficace.

La mythologie du feu est riche de destruction mais aussi d’espoir de renouvellement.

Le réel s’enchante donc de ces lanternes magiques qui sont autant de torches humaines, et qui rejoignent le mythe.

Comment ne pas penser à ces désenchantements de la démocratie quand on lit le résumé de ce vieux conte russe, qui est aussi l’argument du ballet l’Oiseau de Feu d’Igor Stravinsky :

« Ivan Tsarevitch voit un jour un oiseau merveilleux, tout d’or et de flammes ; il le poursuit sans pouvoir s’en emparer, et ne réussit qu’à lui arracher une de ses plumes scintillantes. Sa poursuite l’a mené jusque dans les domaines de Kachtcheï l’Immortel, le redoutable demi-dieu qui veut s’emparer de lui et le changer en pierre, ainsi qu’il le fit déjà avec maints preux chevaliers. […] Survient l’Oiseau de feu, qui dissipe les enchantements.[v] »

Remplaçons Kachtcheï par l’insondable ennui du suffrage, qui pour beaucoup nous laisse de marbre, et nous n’avons plus que les boutefeux et les torches vivantes,  pour dissiper l’enchantement de notre démocratique tranquillité. Car en 2011, ainsi qu’on l’a vu, la vague de l’auto-immolation est allé s’écraser jusqu’aux abords du Palais (élyséen).

Ces sacrifices modernes retrouvent, par delà l’immédiateté médiatisée, si l’on peut dire, les déformations et les légendes du mythe. Ainsi, on sait maintenant que la gifle donnée à Mohamed Bouazizi par une contractuelle, et qui l’aurait poussé à l’acte, n’est sans doute jamais advenue. Il est devenu le symbole des jeunes diplômés sans emploi, alors qu’il n’avait que le niveau du bac.

De son métier de marchand ambulant les Tunisiens ont gardé un symbole, la Charrette, qui métaphoriquement annonce le départ des dictateurs arabes.

Les flammes allumées outre-méditerranée n’ont en somme pas fini de lécher la plante des pieds de l’Occident éteint. Si le vote ne vous suffit plus, et vos doléances sont trop pressantes, n’oubliez pas d’emporter une caméra.


[i] Cf Nicole Jacque-Chaquin, Feux sorciers

[ii] Michael Biggs, Dying without Killing

[iv] Quand les choses commenceront. Entretien avec Michel Treguer

[v] Programme du Ballet, 1910